Sur les Terres d'Altyr

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 1

Lorsque l’alerte avait retentit, Naïta était déjà loin de la cité.

Elle s’était éclipsée de la demeure familiale alors qu’il faisait encore nuit. Couverte d’une pèlerine en poils de yack épaisse et sombre, elle avait glissé ses pieds dans la chaleur de ses chausses fourrées en peau de mouton et chargé sur son dos une lourde sacoche de cuir tanné.

Du haut de ses dix ans, la fillette ne s’échappait pas pour la première fois et les choses défendues avaient toujours suscité son intérêt. Elle s’était faufilée comme un lynx dans le couloir qui longeait les chambres pour sortir par la petite ouverture de la cuisine qui donnait derrière la maison, soutenant le lourd loquet de la porte pour qu’il ne la trahisse pas. Elle avait traversé prudemment, comme toujours, l’une des longues passerelles de planches et de cordes qui séparait le centre de la cité d’un des pans les plus abrupts de la gorge. Là, d’autres habitations aux toits de pagode enchevêtrés les uns aux autres étaient agrippées à la roche, comme prêtes à tomber dans le vide. Sous les pieds de l’enfant, au fond du gouffre, le torrent grondait dans l’ombre froide. Au-delà du pont, Naïta s’était glissée discrètement entre les maisons silencieuses où tout le monde dormait encore à poings fermés.

Elle avait rejoint les hauteurs, à travers les bosquets d’arbres et les pâturages, longeant des sentiers escarpés marqués par les hommes qui y menaient paître les troupeaux jusqu’aux portes de l’hiver. Cet hiver si long et si rigoureux dans ces montagnes, dont les premiers signes se faisaient déjà sentir.

Naïta avait ramené le chaperon de sa pèlerine sur son chignon de jais lissé, tenu par un peigne de jade. Elle poursuivait son chemin, s’enfonçant dans une forêt de sapins. La piste devenait plus ardue et elle s’agrippa aux racines proéminentes pour grimper. Depuis des années, son apprentissage des arts du combat au temple n’était pas inutile. Souple et musclée, elle gardait l’équilibre et progressait rapidement malgré le poids de son sac. L’effort que lui demandait l’ascension la rendait plus forte. Un à un, les pas qu’elle faisait la libéraient. Plus elle grimpait plus elle s’éloignait des siens. Un sentiment de liberté emplissait sa poitrine. L’excitation de partir seule, poussée par la peur de l’interdit qu’elle transgressait une fois de plus la faisait jubiler et valait bien le risque d’être punie ensuite.

Chaque arbre, chaque pierre avaient une place pour elle sur ce chemin qu’elle connaissait bien. Les animaux qu’elle y croisait ne fuyaient plus devant elle. Naïta allait toujours un peu plus loin dans sa découverte de la montagne, à la quête du vent. Les branches, soulevées par celui-ci, étaient comme des bras robustes qui l’accompagnaient plus haut, l’entrainant vers un autre monde. Il n’y avait que dans ces moments là qu’elle se sentait véritablement bien. Ces moments de solitude où le temps n’existait plus, où elle apprenait par elle même à écouter et comprendre cette nature qui l’entourait.

Ce matin, elle voulait atteindre les sommets au pied des pics neigeux, là où la forêt perd ses droits sur la roche. À plusieurs reprises, elle avait entendu le vieux chaman, maître spirituel du temple, parler d’un promontoire rocheux, surnommé « La pointe du Destin ».

Naïta savait où le trouver. Au cours de ses explorations, elle était souvent venue s’asseoir pour contempler les montagnes sur cette grande pierre couchée, débordant sur le vide. C’était un lieu sacré, propre aux rituels. C’était là que tout membre de la tribu des Changü pouvait voir quelle était sa destinée. Les dires du chaman étaient simples. Sur cette plateforme naturelle, jetée au-dessus de la cime des derniers arbres, chaque initié venait attendre le lever du soleil, le jour marquant sa naissance.

Mais le rituel n’était pas simple. Avant que le jour se lève, il fallait d’abord ouvrir une porte vers le ciel et renouer les liens invisibles entre celui-ci et la terre. Naïta ignorait si elle en était capable mais elle n’avait pas voulu manquer cette opportunité et ce qu’elle avait emporté dans sa sacoche allait l’y aider. Elle était en âge d’essayer. Après tout, elle était plus forte, plus mature et plus intrépide que les autres enfants. Elle était fille de chef.  © 

 

La Pointe du Destin…

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 2

 

Les vapeurs du torrent enveloppaient la citée d’une écharpe de gouttelettes fines et froides. Les voiles de l’aube formaient une voûte de brouillard si dense que seule une part infime de la lumière du jour se faufilait à travers. Partout dans le temple, l’eau s’écoulait doucement le long des visages grimaçants des statues divines, ruisselait entre les galets pavant la cour intérieure et s’agrippait au feuillage persistant des arbres millénaires qui y trônaient. Des demeures alentour, aucun son ne s’échappait. Les portes massives en bois laqué de vermillon étaient closes et les gardiens de céramique veillaient, agrippés aux tuiles des toits relevés.

Il était encore bien tôt. Yâo dormait paisiblement près de son frère et sa sœur dans un grand lit sous une épaisse couverture de laine tissée aux couleurs vives qui lui remontait jusque sur le nez. Une tenture était pendue devant l’alcôve où ils dormaient, les séparant de la couche de leurs parents. Au pied du lit, le petit poêle à charbon finissait sa nuit et sa tiédeur bienfaisante faisait place au froid humide comme chaque matin.

Soudain, brisant les derniers rêves du jeune garçon, les cloches d’alerte résonnèrent à travers les brumes de la cité. Le cor des géantes de bronze retentissait, pétrifiant les songes inachevés. Chaque gong se propageait en ondes furieuses venant frapper violement la porte de chaque maison endormie. Leur écho lourd et grave ébranla toute la cité dans un tremblement de peur rugissant, écrasant les poitrines, oppressant les cœurs. Yâo se redressa dans son lit, ses cheveux noirs en bataille, le visage encore bouffi de sommeil, ses paupières bridées et lourdes, refusant de s’ouvrir. Cet éveil brutal lui arracha un long bâillement alors que sa mère soulevait la tenture et se précipitait vers eux. D’un geste rapide elle lui secoua les épaules lui faisant signe de s’occuper de son cadet et enveloppa sa petite sœur dans un châle. Yâo avait compris qu’il devait faire vite. Tirant son petit frère grognon du lit, il lui jeta son gilet de laine noircie sur les épaules et l’aida à se chausser après avoir fait de même. Prenant sa main, Yâo l’entraina dans les pas de leur mère.

Près du foyer, le père terminait tout juste de nouer ses braies et enfilait une grande veste de cuir doublée de fourrure. Il saisit son fusil qu’il chargea avant de se précipiter, invitant d’un geste sévère toute la famille à le suivre dans la cour. Yâo vit que son père avait les même yeux vifs et sourcils froncés que lorsque lui ou son frère avait fait une bêtise. Mais la main qu’il posa sur la tête de son fils avant de lui emboiter le pas rassura le jeune garçon. Son père semblait en colère et soucieux mais ce n’était pas de leur faute. Le frère de Yâo se frottait les yeux demandant à sa mère ce qu’il se passait mais elle ne lui répondit pas.

Yâo saisi cependant ce qu’elle chuchota à son époux, serrant sa petite sœur contre son sein.

« Cela fait des années… Crois-tu vraiment que l’oracle…? »

Le père du garçon avait levé la main, intimant le silence à sa femme.

« Ecoutes ! » dit-il.

Comme s’il y avait autre chose à entendre que ces maudites cloches.

Ils traversèrent en hâte la petite cour de leur logis et s’engagèrent dans le passage étroit que le mur d’honneur formait avec la porte d’entrée.

Une fois dehors, Yâo s’aperçu que les autres occupants de la cité avaient fait de même que lui et ses parents. Tous étaient sortis de chez eux, les hommes à peine accoutrés, l’arme au poing et le sac de poudre à la ceinture. Tous se dirigeaient dans la même direction, foulant les galets glissants à travers les venelles étroites, sous les portiques des demeures, grossissant pas à pas le flot d’habitants à mesure qu’ils se rapprochaient de la grande place devant le temple. C’était le cœur de la cité, situé au milieu du grand pic central sur lequel elle avait été construite et s’agrippait défiant le vide depuis des siècles. Autour gravitaient les autres sommets qui, au fil des décennies, s’étaient peuplés et que de nombreuses passerelles reliaient les uns aux autres.

La réverbération assourdissante des cloches s’estompait doucement, laissant leur timbre profond s’évanouir vers les pics enneigés. Yâo ne comprenait pas ce qui se passait. Même près de ses parents il se sentait perdu. Le son de ces cloches signifiait la destruction probable de la cité, mais jamais elles n’avaient retenti de son vivant.

Un silence pesant suivi, ou plus rien ni personne ne bougea. Chacun scrutant le ciel, entre les méandres de brume bleutée. Les sabres dressés, les fusils prêts à tirer leur charge. Tous les hommes, y compris son père, étaient sur le qui-vive, mais rien ne venait.

Quelques murmures s’élevèrent ici et là parmi la foule.

« Fausse alerte ? » chuchotait l’un.

« La vigie a trop bu ma parole ! » marmonnait un autre.

Mais si certains cherchaient à se rassurer, Yâo sentait monter l’angoisse. Ce calme qui régnait à présent n’avait rien de naturel. On n’entendait même plus le grand fleuve qui serpentait dans le creux de la gorge quelques centaines de mètres plus bas. Même lui semblait s’effacer.

Yâo frémit. Instinctivement il pressa la main de son frère dans la sienne. Tout le monde paraissait attendre une ultime résonance. Le jeune garçon la sentait grandir en lui, susurrant à ses oreilles qu’il était trop tard, que le trépas était déjà sur tous.

D’un instant à l’autre on l’entendrait. Un grondement de tempête, un cri qui glace le sang…

Un appel que seule la mort pouvait lancer. ©

 

Les Gardiens…

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 3

 

« Qui a donné l’alerte ? » 

La voix tonitruante de Toräl résonna avec puissance dans l’air embrumé, déchirant sans le moindre égard le silence que tous avaient respectueusement adopté. À cet appel autoritaire, tous les habitants se tournèrent vers leur chef et quelqu’un s’approcha du dirigeant de la cité avec déférence pour l’informer de la situation.

« C’est la vigie en poste à l’est du grand pic, seigneur. Apparemment il aurait repéré un mouvement inhabituel sur le versant du levant et… » 

« Inhabituel ?! Est-ce une raison suffisante pour déclencher ainsi la panique dans toute la ville ?… Il y a plusieurs lunes que les Yangzï n’ont pas tenté d’approche. Et même dans ce cas, rien ne justifie qu’on sollicite l’appel des géantes. Qu’a-t-il vu exactement ? » 

L’homme qui faisait face à Toräl baissa les yeux à terre.

« Eh bien, nous ne sommes pas sûrs qu’il s’agisse de l’Arcane, mais…» 

« Autant dire que la vigie n’a rien vu ! Toute fausse alerte est sévèrement punie. J’espère qu’il s’en souvient. »  

« Oui seigneur. S’il s’avère qu’il s’est trompé, il acceptera son châtiment, mais… » 

« Regardez !!! », cria quelqu’un dans la foule en pointant son doigt vers le ciel encore chargé d’une vapeur épaisse.

Tous levèrent les yeux mais ne virent rien. Celui qui avait désigné les nuages avait eu juste le temps de distinguer une énorme masse au-dessus de ces derniers. Mais la forme sombre avait aussitôt disparu derrière la couche de brume. Ce qui confirma les craintes de chacun et balaya les doutes de Toräl, ce fut un bruit sourd et doux comme porté par l’air chargé d’eau. L’épaisseur de ce dernier semblait renvoyer le son d’une grande voile qui claque sans l’aide du vent, remuant les volutes de brouillard sur un rythme lent mais puissant, tel le battement d’un cœur de colosse. Un murmure parcourra la foule figée. Quelques morceaux de ciel tourbillonnèrent doucement sur le passage de l’Arcane.

La vigie ne s’était pas trompée. Toräl ne pouvait y croire. Cela faisait des années que cette chose n’était pas reparue, et le chef de la tribu avait eu la naïveté de croire qu’il ne se manifesterait plus. Il avait eu tort de ne pas vouloir entendre les prédictions du chaman, même si elles manquaient parfois d’exactitude. Il devait admettre aujourd’hui que ce vieux fou avait vu juste… Encore. Cette pensée lui était insupportable. Toräl savait qu’il y avait une raison à ce retour mais laquelle? Ses poings se serrèrent, les yeux toujours rivés au ciel. Ce ciel d’où le mal faisait de nouveau surface.

Tous restaient immobiles tandis que le bruit s’éloignait. Une fois sa propre crainte estompée, Toräl pris la parole, moins fort mais de manière tout aussi imposante.

« Il va vers l’ouest. Il compte sans doute s’en prendre aux troupeaux mais il va revenir et, une fois les brumes dissipées, il risque de nous attaquer. Il faut que les femmes et les enfants se refugient immédiatement dans la grotte de la gorge. Lorsqu’il reviendra nous devrons être prêts à l’abattre. » 

Ses paroles ne souffrant pas d’objections, Toräl tourna les talons après cet ordre et chacun s’exécuta. Les enfants les plus jeunes emportés dans les bras de leurs mères ou tenant la main de leurs aînés. Tous quittaient les bâtisses avec quelques vivres emportés précipitamment dans un linge noué ou un panier tressé. Partout les chausses de peau et les bottes en fourrure foulaient en toute hâte le pavé millénaire de la cité, détrempé et glissant. Toräl s’en revenait à grands pas vers son propre foyer et vit son épouse en sortir, l’air inquiet. Le chef de la cité compris la situation en un éclair, constatant le teint livide de sa femme. Il pressa le pas pour la rejoindre.

Sachant pertinemment qu’il n’obtiendrait pas la réponse qu’il espérait, il demanda tout de même, une pointe de rage fébrile dans la voix.

« Où est Naïta ? ».

 

 

Demeure de Toräl…

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 4

 

Naïta observait les premières lueurs du jour derrière les crêtes qu’on avait appelé « Les Dents d’Azur ».

C’était, d’après le chaman, une créature ancienne qui vivait parmi les nuages. Un être différent des hommes mais gardien d’une immense sagesse. Ses connaissances allaient jusqu’aux origines du monde et il était éternel.

Mais Toräl, le père de Naïta, n’était pas de cet avis. Il affirmait qu’Azur était certes la manifestation vivante de l’Arcane, vénéré de tous, mais une entité opposée au dieu de la cité. Un être maléfique et nuisible, que les hommes avaient tué depuis plusieurs siècles. Pourtant parfois, certains habitants de la cité avaient cru l’entendre revenir, et ils avaient écouté son souffle glisser entre les pics montagneux. Le battement de son cœur aller contre le vent. Ils l’avaient toujours entendu certes, mais ils ne l’avaient jamais vraiment vu.

Pour le chaman, ces passages étaient de bon augure.

Pour Toräl, ces présages n’apportaient que malheur au contraire.

C’était une menace, un mal à combattre. Les deux hommes s’étaient souvent disputés sur le sujet et même si Naïta les avait entendu parfois, son jeune âge ne lui avait pas permis de tout comprendre. Ce qu’elle avait saisi en revanche c’est qu’Azur n’avait pas reparu depuis que la fillette avait eu deux ans. Aussi, l’enfant, forte de ses dix années, avait fini par se dire qu’il s’agissait d’une légende. Une histoire de plus pour obliger les enfants à être obéissants.

« Sois sage, et ne t’aventure plus dans les montagnes sinon l’Arcane t’emportera ! » lui disait sa mère.

« Pff ! »

Naïta leva les yeux au ciel à cette pensée. Une ruse pour rendre les plus petits dociles, voilà tout ! Mais à force de l’entendre et de ne jamais rien voir venir, la fillette avait vite compris la supercherie. L’Arcane était plutôt un mythe. Pour les Changü il était un guide spirituel, un dieu aux traits indécis.

Un sourire se dessina sur ses lèvres. Elle se remémorait tout ce qu’elle avait fait endurer à sa pauvre mère, du jour où elle avait su qu’aucune punition divine ne tomberait du ciel, ainsi qu’on tentait de lui faire croire. Ce qui rendait son père fou de rage rendait sa mère morte d’inquiétude. La fillette était sa seule enfant. A sa naissance, Naïta avait déchiré le ventre de sa mère. Elle n’avait pas pu naître de manière naturelle au moment de la délivrance. Ce fût le chaman lui même qui les sauva toutes les deux ce jour là, bousculant les habitudes pour lesquelles l’enfantement devait rester une affaire de femmes. Il avait ouvert le ventre, sorti le bébé et recousu la plaie à l’aide de fils de soie. Seul témoin de cette épreuve, la large cicatrice que la fillette avait surpris certains soirs à la lueur d’une chandelle, à l’heure du coucher. La marque d’une douleur passée et présente, car depuis il n’était plus possible pour la mère de Naïta d’enfanter de nouveau.

Mais même si la fille du chef était le seul trésor de sa mère, cela ne l’avait pas empêchée de s’aventurer toujours plus loin. Elle adorait grimper aux arbres jusqu’à leur cime et y accrocher des rubans ou des drapeaux de prières, trophées de ses exploits toujours plus grands. De là-haut le vent emporterait mieux ses pensées et ses rêves à travers les sommets.

De temps à autre, Yâo, son ami de toujours l’accompagnait. Il avait le même âge qu’elle, mais celle-ci avait souvent du mal à supporter ce poltron qui tremblait à peine sorti de la cité. Il passait son temps à se plaindre, à exprimer ses craintes d’être puni et, dans ces moments là, Naïta ne le trouvait pas amusant. Il lui gâchait son plaisir. Même si elle l’aimait bien, elle préférait qu’il reste à la cité pour faire le gué et couvrir son absence en cas de besoin. Mais il insistait souvent pour la suivre.

En tous cas, ce matin, Yâo, devait encore être au fond de son lit, bien au chaud. Naïta ne lui avait rien dit de ses intentions. C’était inutile car cela ne regardait qu’elle. Il en était tout autrement pour le chaman.

Après la leçon et les offrandes rituelles de la veille au temple, le vieil homme avait interpellé Naïta avant qu’elle ne sorte pour rejoindre les autres enfants.

« J’espère que tu me raconteras mon enfant ! » avait-il lancé d’un ton faussement naïf.

La fillette s’était figée sur le pas de la grande porte écarlate, flanquée d’anneaux de bronze retenus par la gueule imposante d’une tête de chien au regard fou. Naïta s’était tendue, le cœur battant, trahie par son secret mal dissimulé dans sa sacoche. Elle imaginait déjà tout son plan tombé dans les tourbillons du grand fleuve. Mais elle s’était calmée en se retournant vers le maître des prières. Ses yeux en amande flétris par le temps, affichaient malgré tout un regard rieur sous ses sourcils en broussaille et un sourire espiègle se profilait dans sa fine barbe blanche.

Il savait. Mais il n’en dirait pas plus. Ni à elle, ni aux autres. Elle pouvait lui faire confiance, et il était bien le seul.

Naïta avait l’habitude de se confier à lui car il était toujours de bon conseil et il semblait croire en elle. Il ne la réprimandait jamais pour ses escapades en pleine montagne.

Courbé sur sa canne d’ébène sculptée, il semblait porter sur ses épaules osseuses tout le poids de l’histoire de leurs ancêtres. Mais on ne pouvait se fier à cette apparente fragilité. Le vieil homme avait le regard vif et l’on pouvait sentir à travers l’ampleur de ses gestes, la souplesse d’un corps qui avait connu le combat mais qui avait également trouvé l’harmonie et la sérénité après toutes ces années. Ses discours étaient bienveillants et lorsque il se montrait dur, il savait rester juste. La fillette ainsi que tous les occupants de la cité le respectaient pour cela. C’était un homme sage et vénérable.

Que pourrait-elle bien lui raconter ? Pour le moment elle guettait l’arrivée du soleil. Il n’allait plus tarder. En témoignait le ciel rose pâle empli de clarté derrière les crêtes. Le tapis de brume à ses pieds formait un lac bleuté et poudreux. Une épaisse couche transpirante et froide qui la séparait de toute vue sur la cité plus bas.

Elle préférait être là. Plus haut, au-dessus du monde. S’élever, s’évader, sortir de cette ville de brume humide, toujours prise dans les nuages. Naïta avait besoin de lumière et d’altitude. La plateforme était haute sur les cimes et l’air y était restreint. Naïta avait l’habitude. Assise dans la position du lotus, elle respirait lentement et économisait son souffle.

Elle était prête depuis plusieurs minutes à présent. Une fois grimpée sur le rocher, elle avait détaché ses longs cheveux et s’était empressée de sortir de sa sacoche son précieux chargement. Quatre ‘’Cóngs’’, de petite taille, mais tout à fait adaptés au rituel qui allait suivre.

Les Cóngs étaient des pierres de prières tubulaires, la plupart du temps, taillées dans du jade. Leur particularité était de se présenter sous l’imbrication de deux formes. Une section carrée sur l’extérieur et une section ronde à l’intérieur. Plus ou moins longues et creuses, leurs angles se paraient de sculptures millénaires, parfois indéchiffrables, datant des anciens. Les Cóngs courts se transmettaient de génération en génération aux plus jeunes pour leur initiation et Naïta avait hérité ceux-ci de sa mère. Plus tard, chacun était libre de fabriquer ses propres pierres au prix de plusieurs années de travail à l’usure et au frottement de ce matériau si dur à façonner. Plus les Cóngs étaient grands, plus on en tirait de puissance.

Comme tous les autres enfants de son âge, la fillette n’avait le droit de s’en servir que dans l’enceinte du temple. Bien sûr elle s’en moquait. De plus, le silence approbateur et confiant du chaman lui avait ôté tout problème de conscience.

Naïta avait placé ses quatre pierres sur des marques de la même forme. Leurs empreintes étaient taillées dans le granit de la pointe du destin. Le socle était érodé par les vents et la glace qui s’y logeait chaque hiver durant des mois. Pourtant, les Cóngs s’y encastraient à la perfection, en position verticale. 

Le carré pour la terre, le cercle pour le ciel, les symboles avaient trouvé leur place. La fillette en était à la fois étonnée et exaltée. Mais ce n’était que le début. Comme elle l’avait appris, il fallait à présent appeler l’Arcane à son aide et obtenir sa bienveillance. Elle ferma les yeux et marmonna une courte prière la répétant encore et encore, la transformant en secret à peine chuchoté du bout des lèvres.

« Dāng Quān Guàn Fāng… Lián Kōng Tong Lù… Dāng Quān Guàn Fāng… Lián Kōng Tong Lù… » 

Autour d’elle, les Cóngs formaient une porte ouverte vers chaque point cardinal. Naïta, toujours tournée vers l’est, prit une profonde inspiration et entonna une note unique, grave et vibrante, sortie du plus profond de sa gorge. Le son qu’elle produisit alors s’empara de l’espace autour d’elle. Les pierres se mirent à briller. Une douce clarté émanait d’elles comme si la flamme d’une bougie vivait en leur cœur. A mesure que Naïta amplifiait l’intensité de sa note sans la relâcher d’une voix pleine, les Cóngs s’illuminaient d’un éclat froid, canalisant l’énergie élémentale appelée par l’enfant. Puis celle-ci modifia très légèrement le timbre de sa voix, l’élevant un peu plus haut dans l’air. 

Un faisceau de lumière poudreuse sortit de chacune des pierres, s’étirant droit vers le ciel. Ils formaient quatre fins piliers, montant à l’assaut des dernières étoiles. Naïta maintenait sa note vibrante avec habileté et puissance. Il ne fallait pas flancher à ce stade du rituel. L’éveil des Cóngs était en marche. Répondant à l’appel de la fillette, leurs angles saillants produisirent bientôt des langues de poussière bleutées, pareilles à des flammèches de glace. D’abords timides puis se déroulant comme des serpents volatiles pour mieux se rejoindre entre chaque pierre. Lorsqu’ils se touchèrent les portes éclatèrent en leur centre sous l’éclair d’un orage qui aurait pu tenir dans la main et comme une onde à la surface de l’eau, la lumière envahit l’espace entre les Cóngs, fermant les quatre portes autour de Naïta. Elle avait réussi. Sa prière avait ouvert le passage vers le ciel. Dans son esprit la litanie lancinante achevait son œuvre.

« Qǐ Mén Lan Tiān… Qǐ Mén Lan Tiān… » 

La colonne d’aurore qui la cernait, dont la seule issue se trouvait au-dessus d’elle, atténuait en son sein l’attraction terrestre. Naïta ouvrit les yeux et la bouche, soutenant une note encore plus aigüe et plus claire tandis que son corps s’élevait d’une dizaine de pouces au-dessus du sol. Elle ressentait pleinement la légèreté de tout son être jusqu’à la pointe de ses cheveux qui flottaient doucement dans l’air adoucit de l’espace qu’elle avait créé.

C’est face à la porte de l’Est et à travers le voile de lumière diaphane qui protégeait ses yeux, que Naïta accueillit le Soleil.

 

 

Cóng de Jade…

 

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 5

 

Naïta ne put retenir un petit cri de joie lorsque l’astre du jour laissa pointer ses premiers feux entre deux pics. C’était le moment. Les secondes qui allaient suivre seraient décisives et vite écoulées. Chaque instant comptait. La fillette savait peu de choses, seulement qu’elle devait fixer le disque lumineux, à travers le voile de la porte du ciel, jusqu’à ce que ses yeux ne voient plus que lui. Se concentrer sur son éclat, oublier tout autour d’elle et observer son avenir dans la lumière blanche, aveuglante et mouvante. Exercice difficile, car il fallait conserver son calme et toute sa concentration pour garder l’énergie des Cóngs en éveil.

Naïta y croyait vraiment. Son désir de savoir était immense, mais son excitation si grande que sa méditation manquait de maintien. Tout allait très vite et la protection de la porte ne tiendrait pas longtemps. Déjà le flamboiement de l’astre lui brûlait la vue. Mais elle tenait bon, essayant de retenir éclairs et formes changeantes pour en mémoriser les signes et les interpréter ensuite avec l’aide du chaman. Ses yeux bleus sensibles scrutaient tout, derrière ses paupières bridées quasiment closes. Pourtant la lumière si forte sembla soudain s’amenuiser.

Le soleil poursuivait son ascension dans le ciel orangé mais une forme sombre se profilait à l’intérieur. On aurait dit qu’il se fendait en deux pour déverser la matière noire de son cœur. Naïta resta fixée dessus, hypnotisée. L’image grossissait lentement, formant une ligne obscure, épaisse et plane aux contours flous, traversant l’astre de part en part. La fillette plissa encore plus les yeux, le cœur battant. Elle n’aurait jamais rêvé mieux. Un signe, un vrai lui était envoyé ! Cela ressemblait à un grand oiseau. Un grand oiseau dont la silhouette tremblait de chaleur et s’arrachait à l’astre pour planer vers elle. Naïta perçu un infime mouvement, comme s’il battait des ailes puis planait de nouveau dans le halo que la fillette fixait depuis trop longtemps. Quelques clignements d’œil et le nimbe de matière gazeuse que ses yeux avaient créé s’estompa.

La porte du ciel se referma en quelques secondes et l’enfant retomba brutalement sur le granit au-dessus duquel elle lévitait. Ses voiles qui avaient entouré la fillette d’une aura protectrice, s’évanouissaient doucement à mesure qu’elle reprenait ses esprits. Naïta revenait dans le réel tandis que les Cóngs laissaient mourir leur cœur de lumière pour redevenir de simples pierres.

Tout reprenait forme autour de la fillette. La montagne, la roche de la plateforme sous ses pieds, la brise dans ses cheveux, le chant des arbres qui s’éveillent. C’était fini. Elle avait perdu le lien. Mais sans doute était-ce normal. Ce rituel ne pouvait s’éterniser sous peine d’y perdre la vue. Sans doute fallait-il être plus rapide, ne pas se déconcentrer, observer un endroit précis… Elle avait fait de son mieux. Son cœur se serra à la simple idée de ne pas être encore prête et de devoir attendre à nouveau toute une année. Une longue année et son interminable hiver, durant lequel aucune porte du ciel ne pouvait être ouverte. Quel ennui et quelle déception. Tant d’attente pour un si court instant. Naïta trouvait cela injuste mais telles étaient les lois de l’Arcane. C’est ce que le chaman lui répétait sans cesse lorsqu’elle se montrait trop impatiente.

Elle s’étira tandis que ses yeux retrouvaient petit à petit les repères et les couleurs de son entourage. Elle s’apprêtait à se relever quand elle entendit résonner les cloches de la cité. Leur écho se répercutait comme un coup de tonnerre inattendu dans le fond de la vallée. Chaque note remontait plus haute que la précédente, gravissant les airs pour l’avertir au plus vite. L’alerte ! L’espace d’une seconde, Naïta pensa qu’elle avait dû aller beaucoup trop loin cette fois, au point que tous se mettent à sa recherche. Mais son père n’aurait pas fait une chose pareille, même pour elle. Non, c’était le signe d’un danger imminent. Les géantes n’étaient presque jamais éveillées. Même en cas d’attaque ennemie l’alarme était donnée par la mise à feu de bûchers de détresse. Une chose bien plus grave venait de se produire, et comme elle n’était pas à la cité, elle risquait d’être sévèrement punie pour son absence dans un moment pareil. Si toutefois elle revoyait la cité ! Mais qu’est-ce qui pouvait menacer la ville des nuages à ce point ? D’où venait l’attaque ? Les peuplades sur l’autre versant ne s’étaient pas manifestées depuis des mois et ils étaient en paix avec la tribu de Toräl. Il n’y avait aucune raison que les cloches résonnent sauf pour… Naïta se figea. Instinctivement, son regard se tourna lentement vers le soleil. Ce qu’elle vit la saisi, elle resta tétanisée sur la pointe de la plateforme.

Au centre du disque lumineux, l’étrange forme volante, qu’elle avait perçue comme une image de son avenir, était toujours là. Ce n’était pas une vision, c’était réel. L’espace d’une seconde, Naïta fut profondément déçue car cela voulait dire qu’elle avait échoué dans le rituel du jour. Et avec la déception c’était l’angoisse qui s’installait à présent car cette forme n’avait rien d’un oiseau. Le chaman n’avait jamais parlé de cela. Les portes du Ciel ne faisaient pas apparaître de choses réelles, seulement des chimères et des liens avec l’au-delà. La fillette écarquilla les yeux alors que les cloches s’étaient tues. La créature battait des ailes lentement, puis planait de nouveau sous le vent. Elle se rapprochait, elle grossissait maintenant à vue d’œil occultant presque le soleil derrière sa masse imposante. Puis elle prit de l’altitude, s’arrachant à la lumière aveuglante, Naïta eu soudain du mal à la distinguer. Elle était quasiment du même bleu que le ciel. Elle était gigantesque. Des pointes se profilaient sur sa tête et une longue queue ondulait comme un serpent derrière elle. Elle venait droit vers l’enfant.

Naïta était incapable de bouger, perdue entre terreur et fascination. Mais dans quelques instants la créature serait sur elle. Elle avait dépassé la cité. Maladroitement, la fillette rampa, reculant ses pieds et ses mains sur la roche sans quitter la bête des yeux. Les rayons du soleil se reflétaient sur son ventre, la rendant encore visible, car ses ailes se confondaient avec l’azur.

L’azur… Azur ! Mais peut-être bien. Se pouvait-il que ce fût l’Arcane, ou son entité céleste, dont on lui avait tant parlé qui volait maintenant vers elle ? C’était incroyable. Eblouie par cette hypothèse, Naïta se rembrunit malgré tout. Elle n’avait aucune idée de ce qu’était cet être. Puissant et divin, amical ou maléfique. Il fallait se cacher, ne pas être vu de lui.

La fillette se laissa glisser avec agilité du haut de la plateforme et atterrît en souplesse sur le sol rocailleux. Elle se colla à la paroi pour rester dans l’ombre de l’énorme rocher. Ici, elle était à l’abri mais pouvait encore voir ce qui se passait alentour.

Quelques instants après, la bête était sur elle. Quatre battements d’ailes, et elle se posa à quelques pieds au-dessus de la plateforme. Naïta sentit le sol trembler sous ses semelles de cuir lorsque le monstre fit ses premiers pas. Coincée dans sa cachette de fortune, Naïta ne pouvait que deviner les faits et gestes de la créature en tendant l’oreille. L’expiration puissante semblait sortir du fond d’une caverne. Chaque respiration s’accompagnait d’une sorte de grognement guttural comme le roulement du tonnerre à l’approche de l’orage. Pour le moment elle ne bougeait pas, elle reprenait son souffle sans doute.

Naïta restait collée à la paroi rocheuse tant bien que mal. Le sol penché était couvert d’une multitude de petits cailloux qui la faisaient insidieusement glisser. Tandis que la bête se calmait, son rythme cardiaque à elle s’accélérait. Elle sursauta en entendant un crissement sur la roche, puis un autre, puis encore un autre. Que se passait-il ? Sur la pente abrupte, elle vit dévaler des rochers de toutes tailles allant se jeter dans le vide. La fillette ne put s’empêcher de se pencher légèrement pour voir ce qui se passait plus haut. Ses mains se crispèrent sur le mur et son cœur fit un bond dans sa gorge où elle étouffa tant bien que mal son émotion.

L’étrange créature était encore plus énorme qu’elle ne l’avait estimée. Elle avait l’allure d’un monstrueux lézard d’au moins trente pieds de long. Mais sa masse gigantesque se cachait derrière un voile de brume mouvante. Comme si le brouillard de la cité s’était agrippé à ses écailles et ses cornes, tout comme il côtoyait sans cesse les montagnes. Le monstre était comme un éclat de sommet, de la couleur du ciel et à l’odeur de feu. Pareil au métal ardent que l’on plonge dans l’eau à la sortie de la forge. D’où venait-il ? Et pourquoi était-il là ? La vapeur d’eau paraissait émaner de son corps tout entier. Etait-il né des nuages ou leur donnait-il vie ? Sa tête semblait penchée sur le sol et Naïta ne distinguait pas vraiment sa forme. Son dos miroitait tout en ondulant, renvoyant au soleil son éclat aveuglant, brillant comme les écailles argentées des poissons du torrent. Ça et là, entre les lambeaux de nuages qui accompagnaient les mouvements de la créature, Naïta distinguait des pattes arrière pourvues de doigts et couronnés de griffes immenses semblables à des serres de rapace. Ce qui impressionnât le plus l’enfant, ce furent les ailes de l’animal. A force d’en observer des fragments entre les volutes de nuages, la fillette nota une ressemblance troublante avec celles des chauves-souris qui vivaient dans la grotte de la gorge. Mais les siennes étaient d’un étrange bleu gris qui semblait disparaître à chaque mouvement entre les longs doigts osseux saillants sous la membrane. Naïta décela soudain un déplacement sous la tête de la créature. Elle s’acharnait sur une portion du sommet dans laquelle elle creusait en y enfonçant l’unique griffe qui terminait son aile au niveau du pouce. Une griffe de la taille d’un bras ! Après avoir dégagé une grande partie de la roche, le grand reptile y plongea la gueule et croqua les pierres qu’il avait déterrées.

Étrange ! Une bête à l’allure si féroce qui se nourrit de cailloux ?

Soudain Naïta sentit son pied glisser et elle perdit l’équilibre. Elle se rattrapa de justesse à une des aspérités du promontoire tandis qu’une bonne partie du sol se dérobait sous elle. Sans trop de difficultés elle se remit debout et colla sa poitrine à la paroi pour ne pas renouveler l’expérience périlleuse. Soufflant son soulagement, elle jeta de nouveau un œil vers la créature mais en resta pétrifiée.

La bête l’avait entendue et s’était retournée. Elle regardait dans sa direction sans plus bouger. Elle l’avait vu. Elle guettait la fillette sans remuer une écaille, comme une statue de granit, prête à prendre vie et engloutir avec elle l’impudent qui profane son sanctuaire. Seules des spirales de chaleur tournoyaient hors de sa gueule entrouverte.

Elle était magnifique et terrifiante. Le dessus de sa tête s’ornait de cornes comme en portent les bouquetins des hauts sommets. Entre celles-ci s’entrelaçaient des voiles nébuleux. Son regard rappelait celui des vipères des rochers, dont la protubérance écaillée au-dessus de l’œil dégage une éternelle colère. Naïta connaissait bien ce comportement animal. Lorsque la bête se fige et vous fixe dans les yeux avant de s’enfuir… ou de vous attaquer ! La fillette se mis à trembler. Cette bête là n’avait rien à voir avec les lièvres, les bharals ou les rares loups de la montagne. C’était un monstre venu d’un autre temps. Un être de feu et d’eau. Une chose effrayante à la mâchoire assez puissante pour broyer la roche. Et cette chose l’observait à présent.

Naïta recula tout doucement pour disparaître de sa vue et s’enfoncer sous l’abri de la plateforme. Chaque pas qu’elle faisait, la sensation du sol sous ses pieds, sa main s’agrippant au rocher, elle croyait ressentir toutes ses choses au centuple tant ses sens étaient aux aguets. Elle se cala au fond du repli pierreux et s’accroupi, les bras autour de ses jambes flageolantes. Elle n’entendait rien et ce silence surnaturel si pesant l’obligeait à retenir sa respiration beaucoup trop bruyante selon elle. Réfréner les battements de son cœur s’avérait impossible avec l’air qui lui manquait.

Le calme fut vite rompu par les premiers pas du monstre dans sa direction. Naïta sursauta malgré elle. Elle se recroquevilla encore plus sur elle-même, prise dans le rêve soudain de devenir minuscule et de s’enfoncer dans la terre pour disparaître. Les pas du monstre se rapprochaient, lentement mais sûrement comme le félin à l’affût d’une proie. La fillette étouffa un cri en voyant s’avancer l’énorme gueule devant l’unique ouverture de sa cachette de fortune. Tel un chaudron empli de braises ardentes, le grondement qui en sorti fini de la liquéfier sur  place. Elle tenta encore de reculer, luttant contre la terre glissante. Mais elle avait déjà le dos collé au fond de l’abri. Elle ne pouvait pas aller plus loin, elle était piégée. Elle ne bougea plus retenant son souffle en voyant enfin l’œil de la bête apparaître sous la plateforme. Un œil de serpent fixe et à l’allure sévère aussi gros qu’elle. Un œil bleu pur, parsemé de reflets mouvants, fendu d’une grande pupille noire, comme une porte à peine entrouverte sur un autre monde.

Son museau était large et ses naseaux exhalaient une vapeur soufrée. Malgré sa terreur, Naïta se surprit à remarquer que l’animal portait une longue moustache aux reflets d’argent qui ondoyait de part et d’autre de son museau ainsi qu’une barbe sous sa gueule entrouverte, remplie de dents dressées pareilles à des poignards de glace. Des arabesques de fumerolles se dégageaient de cette tête énorme et se déployaient comme des bras tendus vers la fillette. Ils frôlèrent ses pieds crispés tels des doigts squelettiques de quelques revenants suppliants. Naïta tremblait de tous ses membres.

Un second grognement s’échappa du monstre. Il pencha légèrement la tête tandis que sa paupière inférieure, se relevait à moitié pour mieux scruter le fond de la cachette. Il avança l’une de ses griffes sur le sol à une dizaine de pieds de Naïta. L’enfant tenta encore de reculer comme si elle avait pu pousser la roche derrière elle. Elle laissa échapper un sanglot de panique en voyant la griffe se rapprocher encore. La bête gratta une partie du sol qui se déroba un peu plus sous elle. La fillette se rattrapa de justesse à la paroi, y agrippant ses ongles jusqu’au sang. L’œil l’inspecta de nouveau. Pensant sa dernière heure arrivée, Naïta laissa échapper quelques mots, la voix chevrotante, essayant désespérément de garder ses jambes hors de portée des griffes de l’agresseur.

« Ô, Huáng Shén Ming, hù yú, wǒ qí rǔ… Oh grand Arcane… protège moi, je t’en prie… » 

A cet instant la bête se figea. Elle retira doucement ses griffes et jeta un dernier regard rouvrant sa paupière avant de disparaître dans un tournoiement de fumée bousculée par un vent de tempête. Naïta resta prostrée au fond de son abri encore un moment. Elle n’osait plus faire le moindre geste. Elle sursauta en entendant ce qu’elle pensa être des battements d’ailes qui s’éloignaient.

Ce n’est qu’au bout d’un long silence qu’elle commença tout juste à se détendre et à ramper prudemment vers la sortie. Une fois dehors elle ne vit rien. Rien autour du promontoire, rien à l’horizon. Elle sorti et se mis debout difficilement. Elle avait mal partout et ne sentait plus ses jambes ni ses bras. Stupéfaite de ce qui venait de lui arriver et encore plus d’en être sortie vivante, elle se dirigea lentement vers les rochers auxquels le monstre s’était attaqué.

Elle fut surprise de constater que sous les vulgaires cailloux que la créature avait dégagés se trouvait une pierre différente, une roche qu’elle connaissait bien. Malgré la peur encore bien ancrée dans sa poitrine, Naïta sourit en portant sa main à un médaillon qu’elle portait, caché sous ses vêtements.

 

Comme un éclat de sommet…

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 6

 

 « Où est-elle ? »

Yâo sursauta. Le poing de Toräl s’était abattu sur la table avec fracas finissant de terroriser le jeune garçon qui se tortillait les doigts d’angoisse depuis que le chef de la tribu leur avait demandé, à lui et son père, de se présenter en sa demeure. Le père du garçon posa une main ferme et rassurante sur l’épaule de son fils.

« Seigneur, croyez moi si Yâo vous dit qu’il ignore où se trouve votre fille, c’est la vérité. »

« Comment cela serait-il possible ? » lança Toräl giflant l’air d’un geste impatient.

« Ils passent leur temps ensemble. Il sait forcément quelque chose ! » 

Le chef des Changü s’approcha du garçon tremblant qui n’osait regarder autre chose que ses pieds. Toräl lui releva le menton du doigt, l’obligeant à affronter son regard empli de colère. Yâo senti les larmes lui monter aux yeux. Incapable de parler, il ne pouvait que voire les lèvres du chef se pincer de rage face à son silence timoré.

« Ne t’as-t-elle pas au moins dit vers quel endroit elle comptait encore baguenauder cette fois ? »

Yâo secoua la tête sans mot dire, signifiant encore qu’il ignorait tout de ce que Naïta avait projeté aujourd’hui, même s’il était vrai que c’était la première fois qu’elle lui cachait quelque chose. Toräl se détourna de l’enfant et prit un ton menaçant.

« Tu sais ce qu’il en coûte de me mentir mon garçon ! Et si j’apprends…»

« Laissez donc cet enfant tranquille Toräl ! Il ne sait rien de l’escapade de Naïta. Par contre moi je peux vous dire où elle se trouve. »

Les poings de Toräl se serrèrent. Le maître des prières ne se lassait décidément pas de le ridiculiser devant la grande tribu, remettant continuellement en cause son autorité. Son calme constant, même devant les colères du chef, était insupportable. Le chaman se tenait sur le pas de la porte de la demeure de Toräl avec, comme toujours, son bâton à la main où pendaient des chapelets de pierres dont le cliquetis avait le don d’agacer passablement le chef. Au moins l’entendait-on arriver avant qu’il n’ait besoin de se présenter ! Toräl délaissa le pauvre Yâo dont les jambes flageolantes ne le soutenaient plus, pour s’avancer vers le chaman.

Le vieil homme resta impassible à son approche. Le chef de la cité portait haute sa fierté sur ses larges épaules. Ses yeux noirs, profondément emplis de suspicion, trahissaient trop souvent son caractère buté. Cela n’enlevait rien à son courage et à sa volonté de protéger les siens, mais la patience et la compassion lui étaient malheureusement inconnues. 

Toräl domina le chaman de toute sa hauteur, le dépassant d’au moins deux têtes. Le torse bombé derrière son plastron de cuir bouilli, il baissa les yeux vers lui comme sur un vulgaire insecte et demanda :

« Alors vous savez où se trouve ma fille ? Et pourquoi ne pas être venu m’avertir plus tôt ? Depuis quand le savez vous ? Quand vous l’a-t-elle dit? »

Le chaman leva une main pour mettre fin à ce flot de questions inutiles.

« Du calme Toräl. Ta fille ne risque rien… Mais elle ne m’a rien dit. Je devine simplement où elle a pu aller, c’est tout. »

Toräl leva un sourcil perplexe et délaissa le respect verbal qu’il devait au maître des prières.

« Tu devines ? Mais comment peux-tu en être sûr ? »

« Fais moi confiance. Elle ne va pas tarder à revenir parmi nous. Inutile de partir à sa recherche. »

Toräl lui tourna le dos.

« Ce n’était pas mon intention de toutes façons ! »

Le chaman se rembrunit mais il entra tout de même dans la demeure faisant signe à Yâo et son père de prendre congé. Tandis qu’ils sortaient, le vieil homme alla s’asseoir dans un coin de la pièce. L’atmosphère y était aussi froide que l’accueil du chef de la cité. Le mobilier sommaire se réduisait à une grande table où Toräl étalait ses cartes des sommets et tenait les comptes. Une large chaise noire aux accoudoirs et dossier sculptés de nuages lui faisait face et une riche armoire laquée d’or et de cinabre habillait un seul des quatre murs où les pinceaux étaient suspendus au-dessus des pierres et des bâtons d’encre. De nombreux rouleaux de parchemins y étaient aussi soigneusement rangés. Toräl n’avait pas daigné ériger d’autel dédié aux ancêtres dans sa salle de travail. Aucune lumière de bougie, aucune fumée d’encens n’émanait de nul part pour répandre son parfum apaisant dans cette pièce. Chose qui n’aurait pas été vaine pour calmer les humeurs du chef.

Le maître des prières, résigné, reprit la parole.

« Je me doutais bien que tu ne comptais pas partir à sa recherche… »

« Bien sûr que non !… Cette gamine est intenable ! »

Un sourire imperceptible s’esquissa dans la barbe du maître des prières. Il fallait bien donner raison à Toräl sur ce point.

« Elle met en danger toute la cité à n’en faire qu’à sa tête. Tant pis pour elle. Elle devra en assumer les conséquences. Mais cette fois il vaudrait mieux pour elle qu’elle ne revienne pas ! »

Le chaman posa un regard soucieux sur le père de Naïta. 

« La colère altère tes paroles Toräl… » Tempéra-t-il.

« Elle n’altère rien ! » explosa Toräl, le visage écarlate. Il se tourna vers la fenêtre qui était derrière lui. Dehors les habitants de la cité s’affairaient aux derniers préparatifs. Les uns pour la fuite, les autres pour la défense. Toräl reprit, insistant à chaque syllabe.

« J’avais formellement interdis à Naïta de sortir de la cité et de s’en éloigner seule et sans mon consentement… Non seulement elle m’a désobéi mais en plus elle nous fait prendre un risque considérable. »

Il poussa un soupir, esquissant un rictus désabusé. 

« Lorsque j’ai entendu l’Arcane, je n’ai pas réfléchi, pensant avant tout à préserver la cité du danger. Mais quand je me suis rendu compte que Naïta n’était pas parmi nous, j’ai compris que cette enfant n’était pas étrangère à ce qui venait de se produire. »

Le chaman leva vers Toräl un regard interloqué. 

« Qu’est-ce qui te fais penser une chose pareille ? Cette enfant n’a… » 

« Cette enfant n’est pas comme nous ! » 

Le vieil homme, fatigué de cette rengaine, baissa la tête et ses épaules s’affaissèrent.

« Oh… Non Toräl, pas encore. Pourquoi ne veux-tu pas entendre?… Ta fille ne risque rien et ne nuis en aucune façon à notre cité. Tu es en colère contre elle, soit. Mais aucun danger ne nous menace. Ni elle, ni l’Arcane.»  Assurât-il fermement. Toräl se tourna vers lui.

« Ah ! Nous y voilà… Mais comment peux-tu en être certain ? » Lançât le père de la fillette avec un sourire narquois.

Le vieil homme était si calme et si sûr de lui en toute circonstance que Toräl ne savait plus quoi faire pour le décontenancer. Son regard ne trahissait pas son grand âge. Ses yeux clairs et vifs semblaient tout voir et même observer jusqu’au fond de l’âme. Rien ne lui échappait.

« Cette bête n’a rien d’un fléau. » affirmât-il lisant les pensées du chef des Changü.

« L’arcane est une entité divine. Il ne nous fera aucun mal. Nous n’avons jamais eu à souffrir de ses apparitions et n’avons aucune raison de fuir devant lui. » 

Toräl s’avançât vers lui.

« Je t’en pris, cesse de me prendre pour un idiot ! Si tu dis vrai, que fait-il ici ? Pourquoi est-il passé si près de la cité ? Où est-il allé ? »

Le chaman le regarda droit dans les yeux sans répondre. Toräl n’en fut pas décontenancé pour autant et se penchant un peu plus vers lui il ajouta,

« Même si cela fait des années, tu sais comme moi que ce n’est pas la première fois que cela arrive, n’est-ce pas ? Oses me dire que tu n’y a pas songé un instant ! »

Le maître des prières gardait le silence, laissant Toräl aller au bout de sa pensée. Le chef se redressa.

« Tu sais que j’ai raison… Le simple fait que tu saches où Naïta se trouve ne me rassure pas, bien au contraire. La sérénité dont tu fais preuve me laisse penser que tu en sais plus que ce que tu veux bien me livrer. »

 Toräl se détourna de lui et alla s’asseoir sur son siège de bois noir, scrutant les cartes sur la table.

« Et que dit l’Oracle ? Y a-t-il quelque chose à faire pour qu’il quitte nos terres ? »

Le chaman baissa le regard. Toräl senti qu’il avait abordé un point délicat. « L’Oracle ne dit rien pour le moment. Mais… »

« Alors nous ne sommes sûrs de rien et dans le doute je préfère mettre mon peuple à l’abri. Je dois protéger la cité ! Quant à Naïta, ce sera le cachot. Cette enfant m’a fait perdre assez de temps. Si l’Azur souhaite son retour, elle sera punie comme il se doit et surtout comme bon me semblera. Est-ce clair ?! » 

Les deux hommes s’affrontèrent du regard puis au bout de quelques instants, le chaman se releva dans un soupir, prenant appui sur son bâton.

« Comme tu voudras Toräl, mais je te conseille tout de même d’écouter ce que ta fille aura à dire pour sa défense. »

Le chef se leva, lui tournant le dos il répliqua, sarcastique :

« Si elle revient ! »

Le vieil homme marqua un temps d’arrêt sur le seuil avant de s’éclipser sans rien ajouter. Il n’y avait rien à ajouter. Toräl était définitivement borné et dans son fort intérieur, le chaman se prit à souhaiter que l’enfant ne remette pas les pieds dans la cité.

Mais il savait très bien que Naïta ne tarderait plus.

 

 

Canne du Chamàn…

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 7

 

La porte de bois ferré du cachot s’était refermée sur les protestations de Naïta. La fillette avait fini par cesser de geindre pour ruminer sa contrariété puisque personne ne daignait l’écouter.

A peine avait-elle fait un pas dans la cité, après avoir franchi la grande passerelle, qu’elle s’était aussitôt retrouvée encadrée par deux colosses qui l’avait empoignée sans ménagement. Des hommes de son père qu’elle connaissait et qui l’attendaient de pied ferme depuis qu’on avait constaté sa disparition. Naïta était resté calme et docile, ne faisant preuve d’aucune résistance se sachant en tord. Mais elle avait vite changé d’attitude lorsqu’elle avait compris qu’on la menait droit au temple et non à son père. Même si la perspective de lui faire face n’était pas des plus réjouissantes, Naïta voulait plus que tout parler à son père et lui faire part de sa rencontre avec l’Azur et de sa découverte. C’était important. Tout le monde devait savoir.

Ce n’était pas sans une certaine fierté et toute exaltée qu’elle avait dévalé la pente sur le chemin du retour, enorgueillie des précieuses informations dont elle était porteuse. Mais voilà qu’aux portes de la ville elle trouvait celle-ci déserte et se faisait mener au temple, vide lui aussi, pour y être enfermée comme une criminelle. Ses geôliers qui étaient restés sourds à ses tentatives pour les amadouer n’avaient pas desserré les dents une seule fois et s’étaient évanouis dans l’air après l’avoir enfermée à double tour.

Ayant crié pendant un moment l’injustice dont elle était victime en meurtrissant ses poings sur la porte de sa prison, elle s’était finalement assise sur la planche couverte d’un lambeau de laine rapiécée qui lui servait de couche.

La cellule était exiguë et si haute qu’on se serait cru au fond d’un puits. La fillette pouvait à peine s’allonger ou tout juste en chien de fusil. Le nez près d’un pot en terre cuite dans lequel les excréments du dernier occupant distillaient encore une odeur pestilentielle. Cette fois-ci son père n’avait eu aucune pitié. Ce qui inquiétait Naïta c’était de ne pas savoir combien de temps il comptait la laisser moisir dans ce trou humide et sombre.

Ce n’était pas la première fois qu’elle était punie par l’isolement et la mise au jeûne. Mais on ne l’avait encore jamais enfermée dans une cellule basse. Jusqu’ici elle n’avait connu que la solitude et la méditation forcée dans de petites pièces attenantes à la cour intérieure du temple qui comportaient une fenêtre étroite et élevée d’où l’on ne pouvait voir que le ciel. Cependant elle laissait entrer assez de lumière pour éclairer les murs de pierres froides mais sèches. Chacune de ces pièces étaient pourvue d’une table basse, d’un tabouret à l’assise incurvée et d’une paillasse au confort sommaire mais dont la dureté n’égalait en rien celle de la planche du cachot. Les cellules basses se trouvaient quant à elles, sous le temple. Accessibles par une trappe dans la seconde cour, derrière la Porte Lune, un escalier taillé dans le roc menait dans une ombre crasseuse et moite. Un soupirail creusé près de la voûte laissait à peine entrer l’air et un timide filet de lumière. Les parois suintaient une eau saumâtre et une algue gluante s’étalait dans les coins et sur le sol. La brume venue du fleuve venait croupir ici tout comme les infortunés occupants qu’on y jetait.

Il devenait de plus en plus difficile de se réchauffer et de respirer. Naïta s’était emmitouflée dans sa pèlerine remontant un pan de laine sur son visage pour éviter de suffoquer. Elle entreprît de briser la planche en deux ce qui s’avéra simple tant elle était vermoulue. Elle posa une partie sur le mur pour s’y adosser et s’assis sur l’autre morceau en tailleur.

Elle avait fermé les yeux et contrôlait maintenant parfaitement sa respiration, disparaissant sous son capuchon lorsqu’elle entendit des pas. Quelqu’un descendait prudemment les marches à pic et glissantes de l’escalier. La fillette ouvrit un œil et tendit l’oreille. Elle était prête à simuler un profond sommeil lorsqu’elle entrevît en haut de la lourde porte, le dessus du crâne de son visiteur entre les barreaux rouillés de l’étroite ouverture de garde.

« Maître ! » s’écria-t-elle en se levant d’un bond.

La main du chaman se présenta entre les barreaux et Naïta saisi ce que le vieil homme lui tendait. Une petite bourse de cuir nouée.

«Ce sont des graines de Nigelle. Cela te permettras d’hydrater ton corps et de mieux supporter l’abstinence de nourriture pendant quelque temps.» 

«Merci Maître… Quelque temps? Savez vous quand je pourrais sortir?» 

« Je l’ignore mon enfant. Il semble que tu ai définitivement contrarié ton père. J’ai bien tenté de lui parler mais tu le connais aussi bien que moi, il ne veut rien entendre, du moins pour le moment. » 

« Mais je dois le voir ! »  

« Je crains malheureusement qu’il te faille attendre et faire preuve d’une grande patience Naïta. Nous allons devoir laisser couler l’eau du fleuve pendant plusieurs jours avant d’espérer un signe de Toräl. » 

Naïta poussa un long soupir en s’adossant à la porte. A travers l’épaisseur du bois elle pouvait ressentir l’aura bienfaitrice du maître des prières.

« Et vous Maître ?! Vous ne pouvez pas me libérer ? »

« Ah ma pauvre enfant, je me demande justement ce qui est encore en mon pouvoir ici. Le temple s’est vidé et même si j’ai décidé de rester je n’ai ni le droit ni les moyens de te faire sortir d’ici. J’estime que ta place n’est pas celle-ci même si il est certain qu’une punition s’imposait ! »

Sur ces dernières paroles Naïta senti l’ombre d’un reproche. Bien sûr elle avait mal agi. Mais sa désobéissance pouvait s’avérer être une aubaine cette fois.

« Maître… J’ai vu l’Azur ! »

A ces mots elle sentit le chaman se redresser derrière la porte.

« Que dis-tu ? » 

« J’ai vu l’Azur… Il volait dans le soleil droit vers moi. J’ai d’abord cru à une vision mais il était comme un grand nuage. Il s’est posé près de la pointe du destin, il m’a vu mais lorsque j’ai prié l’Arcane de me protéger il a cessé de me tourmenter et il est parti. »

La fillette avait parlé d’un jet, encore animée de ce qu’elle avait vécu dans la montagne. Il y eu un silence et le chaman demanda d’une voix tremblante comme doutant de ce qu’il venait d’entendre. 

« Tu as vu l’Arcane ? »

_______

Les jours qui suivirent furent interminables pour Naïta. L’Arcane n’ayant pas reparu, les habitants de la cité avaient peu à peu regagné leur logis même si la grotte de la gorge avait été aménagée pour les accueillir en cas d’une nouvelle alerte.

Le chaman avait une fois de plus tenté de raisonner Toräl mais ce dernier semblait décidé à ne plus se soucier du sort de sa fille. La fillette avait reçu la visite de sa mère puis de Yâo en compagnie du maître. L’ami de Naïta n’avait pas été d’un grand réconfort tremblant de froid et de peur à la vue des gardiens de la cellule. Le chef de la cité avait placé ses hommes dans les boyaux du temple afin d’être sûr que personne ne nourrisse la fillette à son insu.

Puis les visites furent interdites. C’était un coup de trop porté au cœur de Naïta. L’apaisement que lui apportait le maître des prières lui était également retiré. Petit à petit le châtiment accomplissait son œuvre. L’enfant se désespérait. L’isolement était une chose, la faim en était une autre. Même si elle avait toujours les précieuses graines que le chaman lui avait donné, la privation qu’elle subissait commençait à s’emparer de son esprit. De douloureuses contractions avaient envahis son ventre au fil des jours, puis de violentes brûlures lui rongeaient les entrailles comme si tout son être en manque se dévorait lui-même pour subsister. Son corps entier souffrait et s’amaigrissait. Naïta sentait ses forces l’abandonner. Elle avait de plus en plus de mal à se mouvoir et ne pouvait se lever sans être prise de vertiges.

Elle en venait à ne plus savoir pourquoi elle était là et dans ses pensées, la vision de l’Azur se brouillait comme un vague souvenir qu’elle ne parvenait pas à retenir. Seul restait cet œil en colère qui la fixait sans ciller. Elle s’éveillait parfois au milieu des ténèbres et pleurait en silence. Elle ne voulait pas que les gardes l’entendent. Pour rien au monde elle n’aurait fait ce plaisir à son père.

Une nuit, elle rappelât à elle l’image de l’Arcane, suppliant le seigneur du ciel de venir la chercher. Le lendemain, malgré sa faiblesse, Naïta était réveillée à l’aube par des cris, des tirs de fusils mais surtout par un énorme tremblement qui ébranlât toute la muraille sous le temple. Cela durât un moment avant qu’elle prenne conscience de ce qui se passait au-dehors. Elle se redressât et comprît en entendant l’énorme grognement qui fît résonner les murs de sa cellule. Une ombre passa devant le soupirail et la fillette se colla à la porte.

Il était là ! L’azur était dehors, agrippé à la paroi rocheuse qu’il entamait de ses griffes acérées. Soudain le soupirail s’agrandît et plusieurs blocs de pierre tombèrent le long du cachot aux pieds de l’enfant, manquant de l’écraser. Naïta hurla et décuplant ses dernières forces, frappât de tout son maigre poids sur la porte, implorant qu’on vienne lui ouvrir. Des larmes tièdes mouraient sur ses joues glacées. La vision troublée et les lèvres tremblantes, l’enfant hagarde et paralysée senti quelque chose réchauffer sa poitrine. Mais elle n’y prêta pas plus attention qu’à ses jambes qui cédaient maintenant sous son maigre poids. Elle suppliait toujours, même si ses cris n’étaient plus que des murmures enroués, quand elle senti, sous les appels et le fracas de la roche brisée, une présence derrière elle. La sensation lui fût si pesante qu’elle eut peur de se retourner. Un souffle, une main prête à la toucher, prête à se poser sur son épaule grelottante d’angoisse. Naïta entendait des cris derrière la porte. Quelque chose frappait, des clés s’échinaient dans des serrures qui ne voulaient pas d’elles, des voix s’élevaient les unes contre les autres. Les paroles du Maître réclamaient que l’on fasse au plus vite.

Mais Naïta sentait tout ce vacarme s’éloigner de plus en plus, son esprit se fermait peu à peu au monde extérieur. Tout n’était plus que résonance lointaine et sa poitrine se réchauffait encore. Peut-être était-ce la fin. Peut-être était-ce ainsi… Mourir. Jamais elle n’aurait imaginé cela de cette façon. Mais contre toute attente, cela n’était pas douloureux. Au contraire. La fillette sentait tout son corps libéré de ses douleurs et crispations. Un courant tiède la parcourait et une lumière douce et dorée brillait derrière elle. Lentement, elle se retourna. Son visage creusé de fatigue et de faim s’illumina pourtant face à la vision qui s’offrait à elle. Au milieu du cachot s’était formé une image de brume, alimentée par un long serpent de nuage qui descendait par le soupirail le long de la paroi. Les volutes qui tournoyaient autour, comme jouant entre elles, étaient semblables à celles qui s’étaient approchées de l’enfant lorsqu’elle s’était réfugiée sous la plateforme de la pointe du Destin.

Mais ce n’était pas l’œil de l’Azur que Naïta avait devant elle cette fois, et tandis que sa poitrine se réchauffait de plus en plus, la fillette distingua le visage d’une femme. Elle avait des yeux et un sourire si doux qu’on l’aurait cru gardienne de toute la tendresse du monde. Délicatement, elle prenait forme, se sculptant dans le voile de vapeur dansante. Assise en lotus, elle était coiffée d’une tiare haute qui couronnait son front en un diadème d’or étincelant. Ses cheveux noirs étaient parsemés de longues mèches laiteuses, pareilles aux pans de son riche vêtement qui flottait autour d’elle. Sur ses épaules reposait un reptile aux yeux perçants et au corps couvert de plumes.

On aurait dit une princesse des temps anciens. Son regard empli de bonté enveloppait Naïta d’un sentiment de bien-être intense. Sans doute était-ce une de ces grandes prêtresses bienfaisantes qui viennent vous chercher afin de vous guider vers l’autre monde. Un sourire se dessina sur le visage de la fillette et l’apparition tendit la main vers sa joue encore humide de ses pleurs passés. Naïta goûta la douceur de cette brume à l’apparence d’une caresse lorsqu’elle se sentit tomber en arrière. En un éclair tout redevint sombre et froid. De nouveau sa chair transie la faisait souffrir et les sons autour d’elle se répercutaient comme le tonnerre dans son pauvre crâne.

C’est le chaman qui retint son corps frêle et affaibli dans ses bras. Naïta perçût de nouveau sa chaleur qui l’avait quitté depuis longtemps et se laissa aller contre son sauveur. Le grondement du monstre s’évanouit au moment où elle perdait connaissance, emportée par son maître loin de sa geôle et de ses cauchemars. 

 _____________

Tout cela n’était qu’un rêve… Jamais elle n’était allée dans la montagne. Jamais elle n’était tombée au fond du cachot. Jamais elle n’avait vu l’Arcane dieu du ciel et cette chimère de nuages. Jamais.

Mais dans ce cas où était-elle à présent et pourquoi ses membres lui faisaient-ils affreusement mal ? On relevait sa tête et un liquide chaud teinté de miel coulait le long de sa gorge, distillant ses bienfaits et sa chaleur dans tout son corps. Un corps fragile, incapable de bouger. Endolori et tendu de toute part, refusant encore de se lover dans le moelleux du lit et de l’épaisse couverture où il se trouvait. Puis elle entendit vaguement des voix lointaines comme dans le creux d’une coquille de rivière. Des bruits de pas résonnèrent sur les dalles et on s’activa un moment autour d’elle puis plus rien. Le calme était revenu.

Naïta ne sentait plus qu’une présence auprès de son lit, celle du chaman mais elle ignorait ce qu’il faisait. Elle aurait voulu ouvrir les yeux, tendre une main mais elle n’y parvenait pas. Quand la main osseuse mais douce du maître se posa sur son front et ses paupières closes, Naïta se senti mieux. Ce contact suffisait à apaiser ses tensions.

Soudain elle sentit une vibration. Un son grave et pénétrant qui envahissait l’espace autour d’elle. La fillette ressentit de légers picotements au bout des doigts et des pieds, puis ses jambes lui semblèrent plus légères, suivi de son buste qui s’ouvrait et enfin sa tête qui se souleva légèrement. Naïta senti un courant frais mais agréable la traverser toute entière. Des pieds à la tête un flux paraissait emporter tout le poids de son corps vers ailleurs pour ne laisser que son enveloppe.

Tout doucement, tandis que la note vibratoire poursuivait sans faillir, le corps de Naïta se souleva. Elle se senti quitter le lit, la couverture glissa de ses jambes et la main du chaman parcouru son visage, son buste, ses jambes, ses pieds puis revint vers le crâne en passant par le dos. Sa main courait au-dessus de la peau sans la toucher. C’était à peine un frôlement qui pourtant redonnait vie à son être en lui insufflant force et vigueur. La fillette, malgré sa position peu anodine, n’avait plus peur. Elle se sentait en sécurité dans cette bulle de douceur, à l’intérieur de cette porte du ciel que le maître avait ouvert pour elle.

Après ce rituel de guérison dont elle n’aurait su évaluer la durée, Naïta senti son corps regagner le lit et s’endormit profondément sans qu’aucune douleur ne vienne la torturer.

 

 

La « Porte Lune »…

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 8

 

Lorsqu’elle se réveilla enfin, Naïta avait la sensation d’avoir dormi plus d’une lune. Son esprit s’était débattu tout ce temps, oscillant entre des rêves tumultueux et des cauchemars sans issues.

Quand elle ouvrit les yeux, le chaman était à son chevet. Les cernes sous ses yeux clairs, déjà fatigués d’ordinaire, témoignaient du fait qu’il l’avait veillé pendant qu’elle était inconsciente.

« Maître… » Marmonnât-elle en se redressant tant bien que mal contre la tête ouvragée du lit. 

« Bois ceci ! » ordonna celui-ci en lui tendant un bol d’argile fumant.

Naïta obéi, porta la tisane de plantes médicinales à ses lèvres et bu une gorgée. Le breuvage lui arracha une grimace de dégoût. Il n’y avait pas de miel cette fois pour en atténuer l’amertume. Le précieux liquide doré et sucré se consommait avec parcimonie ici et il était conservé au temple comme un véritable trésor. Lorsqu’elle eu malgré tout terminé sa potion, le chaman lui repris le bol vide et le posa près du petit foyer où il jeta quelques poignées d’herbes et de résines odorantes sur les charbons ardents. Une épaisse fumée grimpa dans l’air et une odeur âcre envahit bientôt toute la pièce. Naïta tenta de sortir du lit mais ses bras la soutenaient à peine et ses jambes refusèrent de se déplacer. Le maître des prières se retourna et fronça les sourcils en revenant vers elle.

« Oh non ! Pas question de bouger d’ici. A présent tu vas reprendre des forces et manger. D’ici quelques jours tu pourras te lever mais pour le moment tu restes tranquille. Est-ce bien compris ? »

Il avait terminé sur cette question car il savait à qui il avait affaire et voulait être sûr d’avoir été entendu. Naïta obtempéra d’autant plus quand le chaman lui apporta un petit plateau de bois noir laqué garni d’une écuelle fumante de purée de pois et de courge, accompagnée de quelques tranches de viande séchée épicée ainsi que des galettes d’œufs de caille à la farine de blé noir. Un vrai festin après des jours de jeûne et d’inconscience. La fillette ne se fit pas prier pour engloutir sa pitance au risque de se brûler ou de s’étouffer. Le vieil homme resta assis près d’elle à la regarder, l’air amusé. Il était surtout rassuré à présent car il était le seul à savoir qu’elle avait bel et bien failli mourir. Si il n’avait pas fait lui même appel à la magie des Cóngs, il était certain que les simples soins prodigués n’aurait pas suffit à enrayer le mal qui avait atteint l’enfant lors de son séjour au fond du cachot. Toräl avait été trop loin cette fois.

Mais déjà le visage rond de Naïta reprenait des couleurs. Ses pommettes hautes rougissaient à la chaleur du plat qu’elle avalait goulûment. Le maître l’observait silencieux. L’enfant avait extrêmement bien réagi aux rituels de guérison et elle avait pratiquement retrouvé toutes ses facultés et toute sa vigueur. Grande pour son âge, elle s’était toujours montrée agile et téméraire dans toutes les disciplines dispensées aux enfants de la cité. Le vieil homme détaillait son profil. Le front plat, le nez droit et le menton légèrement en retrait lui donnait, tout comme son père, cette attitude déterminée, parfois obstinée. Sa nuque toujours si droite lui procurait cette allure fière et digne qui n’était pas sans rappeler celle de certains sujets sur les fresques du temple. Le maître des prières avait toujours placé beaucoup d’espoir en cette enfant qui faisait preuve d’intelligence, de courage et de franchise en toutes circonstances.

Entre deux bouchées, Naïta qui se sentait revivre, fit le tri dans ses souvenirs qui remontaient brusquement à la surface. Elle se frappa la poitrine avant de déglutir et se tourna vers le chaman.

« L’Arcane… L’Arcane est revenu n’est-ce pas ? » 

Le vieil homme qui s’attendait à la question avait entreprit d’allumer une longue pipe de bois sculptée dans laquelle il avait bourré des herbes sèches à l’odeur de pin et de miel chaud. Sa fuite avec Naïta dans ses bras lui revenait aussi en mémoire. L’Arcane était réapparu, de manière éphémère mais mémorable. De toutes évidences, il était revenu pour l’enfant, mais le maître des prières devait apprendre la raison qui avait poussé le dieu céleste à approcher aussi près de la cité. Jamais cela ne s’était produit jusqu’à ce jour. Considérée à tort comme une attaque, cette visite, certes un peu brutale, avait bousculée toute la ville une fois de plus. Toräl était dans tous ces états. Pourtant l’Arcane était reparti aussi vite qu’il était venu comme une bourrasque vive et agile, entonnant un long cri de frustration qui avait résonné dans toute la gorge.

Le chaman tira quelques bouffées du mélange et scruta le regard de l’enfant.

« De quoi te souviens-tu ? » demanda-t-il derrière un nuage bleuté échappé de ses lèvres plissées.

Après l’attaque du cachot et son évanouissement, Naïta ne se rappelait plus de rien. Elle se souvenait simplement avoir failli être écrasée sous la chute du plafond de sa cellule et des hurlements de la bête couvrant les siens alors qu’elle se brisait les phalanges sur la porte fermée à double tour.

« As-tu prié ou appelé l’Arcane durant ta réclusion ? » insista le vieil homme.

La question étonna la fillette d’autant plus que c’est ce qu’elle avait effectivement fait. Sa surprise n’échappa guère au chaman qui se contenta de cette réponse muette.

« Qu’as-tu dis ou fais exactement ? » 

Naïta réfléchi un instant. Elle n’osait croire à ce que le maître des prières semblait supposer.

« Je ne sais plus très bien. J’ai prié simplement. J’ai demandé à l’Arcane de me sortir de cet endroit sinistre. »

Le chaman se laissa aller contre le dossier de son siège avec un soupir de contentement et un sourire énigmatique, comme si il avait trouvé la clé d’un mystère laissé trop longtemps en suspend. 

« Je ne comprend pas Maître. Que s’est-il passé ? » 

Le chaman la regardait pensif. Il réfléchissait, tirant de plus grandes bouffées de sa pipe comme si elle allait lui apporter une réponse à ses interrogations. Il s’interrompit soudain.

« C’est étrange vois-tu. Je pensais que tu avais fais venir l’Azur sans le vouloir en te servant de la puissance des Cóngs sur la pointe du Destin. Mais du fond de ta cellule, tu n’as ouvert aucune porte du Ciel et pourtant il est revenu, sans doute en réponse à une simple demande de ton esprit. Cela me paraît surprenant. Je savais que tu avais un don pour le maniement des pierres de prières mais appeler l’Arcane de ta seule voix c’est une chose extraordinaire. Digne du pouvoir des Anciens. » 

Naïta fronça les sourcils.

« Vous voulez dire que l’Arcane s’est manifesté une seconde fois uniquement en réaction à mes prières ? »

Le chaman acquiesça en silence. Une pointe de fierté germait de nouveau dans l’esprit de Naïta après l’événement étrange de la pointe du Destin. Si le maître disait vrai, l’Arcane était venu pour elle. Juste pour elle. Pour la sauver. Cette pensée suscitait son orgueil malgré l’inquiétude. La fillette prit soudain conscience d’une chose. 

« Mais alors… S’il venait pour me libérer, ce n’était pas une attaque ! » 

Le chaman se redressa et quitta son siège pour attiser le feu et les charbons ardents qui réchauffaient la pièce.

« En effet. Mais du point de vue des habitants, et surtout de Toräl, cela ressemblait à un véritable assaut, même s’il est certain que la créature ne s’est attaquée qu’à la roche de ton cachot. »

Il jeta une nouvelle poignée de plantes sur les fragments incandescents.

À l’évocation de son père, Naïta osa une question qui lui brûlait soudain les lèvres, même si elle devinait la réponse.

« Mon père est-il venu durant mon sommeil ? » 

Le chaman se tourna vers elle sans répondre, le regard empli de compassion. Naïta soupira.

« Il ne me pardonnera pas cette fois… » 

Le maître des prières avait de la peine pour la fillette, mais il ne souhaitait pas s’attarder sur ce sujet récurrent. Il savait bien que le ressentiment du chef des Changü envers sa fille était bien antérieur aux derniers évènements qui avaient secoués la cité. Naïta ne se trompait pas. Elle se savait différente mais, même si elle acceptait la situation avec courage depuis des années, elle n’avait pas toutes les clés de son histoire en main pour comprendre l’attitude de son père. Rien ne justifiait de traiter ainsi son enfant. Un frisson parcourra l’échine du vieil homme à la pensée du petit corps frêle et au seuil de la mort qu’il avait recueilli en ouvrant la porte du cachot. Dès qu’il l’avait tenu dans ses bras, un voile sombre avait traversé son esprit et il avait senti les derniers souffles de la fillette l’abandonner.

« Lorsque tu as perdu connaissance et cessé de crier, l’Azur s’est volatilisé. La vigie affirme avoir vu un tourbillon de brume et de nuages remonter du fleuve vers les sommets dans un grondement furieux et disparaître dans le ciel. » 

Naïta, oubliant vite son père n’en cru pas ses oreilles. Elle observa un moment le chaman qui avait entreprit de piler dans un mortier de marbre gris des petits morceaux de cristaux. 

« Mais Maître ! Je ne comprends toujours pas. L’Azur n’est ni véritable, ni palpable. Il est notre dieu du Ciel mais n’a rien de commun avec le monstre que j’ai vu.»

Le chaman retint son geste. Le pilon en suspend au-dessus des pierres réduites en une fine poudre blanche. Sans regarder la fillette il murmura.

« Comment le sais-tu ? »

La fillette interloquée ne su que répondre. Le maître des prières vida la poudre dans un bol.

« Comment peux-tu en être sûre ? Certaines divinités puisent leur source dans la croyance plus que dans l’existence mais les deux les rendent réelles. L’Arcane est un seigneur du Ciel que nous vénérons depuis des siècles. L’Azur se trouve être son incarnation vivante qui se manifeste, certes rarement, et que l’on peut difficilement entrevoir, mais il est pour nous le lien unique entre le Ciel et la Terre. Créature de feu et de glace. » 

Le chaman s’interrompit et versa dans un gobelet de grès rempli d’eau le contenu du bol avant de le tendre à Naïta. Elle comprit qu’elle devait boire cet étrange breuvage qui brillait de mille éclats. C’était comme, avaler de la poussière de Lune. Elle y voyait scintiller le cristal de roche et le quartz rose ainsi le vert tendre de la douce émeraude. Ce n’était pas la première fois qu’elle prenait ce genre de médication, mais la présence rare de la pierre précieuse dans son remède lui rappela brusquement la gravité de son état.

Elle bu en silence, écoutant toujours le vieil homme qui s’était rassis près d’elle.

« Il me semble que tu as quelque peu oublié ce que je vous ai enseigné. L’Azur et l’Arcane…

Sont deux entités qui cependant ne font qu’un.

Divinités qui pourtant viennent un matin… » 

Naïta récita en même temps que le maître alors que la mémoire lui revenait des textes sacrés.

« … Porteurs de la clé de la source du Destin.

Soutiennent l’éternité, devenant son gardien. »

Le Chaman sourit.

« Je vois que tu t’en souviens. Mais quelque chose me dit que tu ne comprends pas ce que tu prononces. » 

« Bien sûr que si !… Et je comprends mieux à présent. J’avais oublié que l’Arcane est immortel. » 

Le maître des prières leva l’index devant le visage de l’enfant.

« Éternel ! Pas immortel. » 

La fillette haussa les épaules.

« Quelle différence ? » 

Le chaman releva ses sourcils neigeux, ajoutant des lignes d’étonnement sur son front.

« Une différence de taille mon enfant. Éternel signifie qu’il peut vivre des siècles voir des millénaires… À la seule condition que rien ni personne ne s’y oppose. » 

« Cela veut donc dire qu’il peut être tué ! » 

« Bien sûr. Sa longévité divine ne le met pas à l’abri de la folie des hommes, malheureusement. » 

« Père disait que la dernière fois que l’Azur avait paru dans ces montagnes, il avait été abattu. Est-ce vrai alors ? »

Le Maître eu une pensée pour ce jour particulier dont il ne se souvenait que trop bien.

« Sans doute, même si on ne peux en être certain. » 

« Mais puisqu’il est revenu… Puisque je l’ai vu, c’est bien la preuve qu’il a survécu. »

« Il se peut que ce soit lui ou un autre venu de plus loin. » 

« Mais Maître, il n’y a qu’un seul Azur ! » 

« Non Naïta, justement. Là encore nous ne pouvons rien affirmer. Juste supposer. Tu dois savoir qu’il y a des milliers d’années l’Arcane comptait sur la Terre beaucoup de créatures semblables à lui. D’innombrables à vrai dire. Tous de la même espèce, mais leur anatomie différait selon le milieu auquel ils étaient liés. Certains peuplaient les airs, d’autres les montagnes et les forêts, les grottes et les cavernes reculées. D’autres encore habitaient le fond des abysses, le lit des rivières ou même le creux d’un volcan. »

Naïta ouvrit de grands yeux.

« Vous voulez dire que la Terre était peuplée de monstres comme celui que j’ai vu ? »

Le vieil homme lui jeta un regard réprobateur.

« De monstres ils ont peut-être l’allure certaine, de par leur taille, mais il ne faut pas se fier à cette apparence. Leur intelligence était immense et leur sagesse colossale remontait aux origines du monde. Au fil des siècles ils se lièrent à la race des Anciens. Une race qui précéda les humains et qui était semblable à ce que nous sommes, mais leurs connaissances et leur lien avec le vivant étaient bien plus étendus que les nôtres et ils les mirent au service des Arcanes. Ces derniers les protégeaient en retour et on raconte même que se sont eux qui leur apportèrent la source du feu et la lumière pour repousser les ténèbres. Les Cóngs nous viennent de l’estime que ces deux peuples avaient l’un pour l’autre, et de l’art dont ils savaient faire preuve. Elles furent façonnées par les Anciens et se sont les Arcanes qui gravèrent de leurs serres avec une extrême finesse les signes magiques que portent les pierres de prières que nous reproduisons de nos jours tant bien que mal. Ces sceaux fabuleux ciselés sur des pierres prodigieuses scellèrent à cette époque lointaine un pacte de sérénité entre les deux sangs. 

Mais, bien plus tard, vinrent les hommes qui, ardents à dominer, tentèrent de soumettre les Arcanes et de s’emparer des Cóngs, dévastant le territoire des Anciens. Les souverains du peuple humain, curieux du mystérieux pouvoir des pierres de prières s’emparèrent des plus grandes et déclenchèrent un énorme bouleversement en ouvrant une gigantesque porte du Ciel sans connaissance de sa maîtrise. L’équilibre de la Terre se renversa. Elle monta vers le Ciel et le Ciel tomba vers la Terre. Beaucoup d’humains périrent et les Anciens disparurent. Après cet événement les hommes incapables d’assumer leur propre stupidité, décidèrent de se venger des Arcanes et de leurs pierres maudites, car les créatures du Ciel ne leur étaient pas venues en aide lors du cataclysme.

On ne revit jamais les Anciens. Quant aux Arcanes, ils perdirent tout contact avec eux, subissant même, pour certains, une dégénérescence, perdant leur mémoire, la parole et leur si grand discernement. Les humains les réduisirent à l’état de bêtes sauvages et dangereuses. Beaucoup devinrent ce pourquoi on les prenait. Ils finirent par se cacher eux aussi, n’apparaissant dans certaines contrées que poussés par la faim ou à la recherche de leurs congénères. Là encore ils se retrouvèrent pourchassés par les hommes, avides de tout ce que l’Arcane pouvait offrir comme richesses. Les légendes qui circulaient sur ce sujet étaient légion. On disait que son sang guérissait toute les blessures et donnait vie éternelle à quiconque le boirait, que son cœur était empli de pierres précieuses, que ses écailles pouvaient donné la plus légère des armures et qu’elle résistait aux flèches et au feu. Mais la plupart des Arcanes blessés même grièvement n’étaient jamais retrouvés. On dit qu’ils allaient se cacher pour mourir ou pour se consumer eux-mêmes et renaitre de leurs flammes. Pourtant cela reste peu probable puisque au fil des siècles, il y en eu de moins en moins, de même que les loups ou les ours. Leurs seuls refuges après les bois ou les volcans, furent les plus hauts sommets de notre monde. Derniers lieux de paix et de silence sous les neiges éternelles où aucun humain n’aurait pu s’aventurer. Seuls les Arcanes et leur feu de vie pouvaient survivre à une telle altitude. C’est de là qu’est pourtant née la citée des nuages et le mythe d’Azur, l’Arcane du Ciel. Transmis de génération en génération dans notre tribu. »

Le chaman ralluma le foyer de sa pipe et tira de nouveau quelques bouffées fumantes qui s’enroulèrent autour de sa barbe et de son front. Naïta pour sa part avait bu les paroles du vieil homme avec toute l’attention que l’on porte aux histoires les plus merveilleuses. En particulier lorsque l’on sait qu’elles peuvent prendre corps. Elle plongea ses prunelles bleues dans les yeux du maître.

« Vous ne nous avez jamais appris cela. » 

Le chaman soutint le regard de la fillette, quelque peu accusateur. Il se surprenait encore devant l’éclat azuré qui reposait sous ses paupières en demi-lune.

« Ce n’était pas nécessaire, temps que l’Azur n’entrait pas dans votre vie.» 

« Mais puisque les hommes désiraient la vengeance pourquoi n’ont-ils pas détruis les Cóngs? » 

« Ils ont essayé mais ils n’ont pas réussis. Tu sais bien que ces pierres ne sont pas des pierres ordinaires. La marque des Arcanes les rendait indestructibles. Après maintes tentatives infructueuses les Cóngs furent enterrés, jetés au fond d’une rivière ou d’un ravin, oubliés près d’une tombe, déposés à l’orée d’une forêt. Certains racontent que les derniers Anciens cachés des yeux des humains les reprirent un à un pour les mettre en lieu sûr. D’autres disent que chez les humains, les femmes prirent certaines de ces pierres, croyant en leurs vertus et les gardèrent à l’abri des regards durant des siècles.

« Et vous Maître ! Que croyez vous qu’il soit arrivé ? »

« Ces deux suppositions sont exactes ! Sinon comment les humains auraient-ils appris à se servir des Cóngs ? Comment saurions-nous aujourd’hui maîtriser le pouvoir des pierres de prières si les Anciens ne nous avaient pas transmis leur savoir ? »

« Cela veut dire que les Anciens n’avaient pas tous disparus ! » 

« Non en effet. Et heureusement pour notre peuple, nous avons pu bénéficier des pouvoirs qu’ils nous ont légués. » 

Naïta baissa les yeux sur son plateau vide, tentant de comprendre tout ce flot d’événements que le maître lui livrait tout à coup comme un privilège.

« Mais alors, nous les Changü… De quel peuple sommes nous les descendants ? »

En prononçant ces mots, la fillette avait instinctivement posé sa main sur sa poitrine, mais n’y trouvant pas ce qu’elle attendait, ses doigts se crispèrent sur sa tunique et elle s’écria, le regard affolé vers le chaman.

« Mon médaillon !… Où est mon médaillon ? »

 

 

Les Portes du Temple…

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 9

 

Daïa, la mère de Naïta versa le thé épicé dans un bol ouvragé qu’elle tendit au chaman. Ces gestes étaient lents, précis et ourlés de délicatesse. Il émanait de cette femme une telle douceur que cela en était un vrai repos pour l’âme. Sa beauté était à peine flétrie et son teint de neige tranchait avec le noir profond de ses yeux, comme deux obsidiennes nichées chacune dans un croissant de lune pâle.

Le maître des prières observait la jeune femme qui évitait son regard plus par respect que par pudeur. Naïta avait hérité de sa grâce même si parfois elle cédait la place à l’entêtement caractéristique de son père. Heureusement la fierté de Toräl et la sensualité de Daïa faisaient de la fillette une enfant belle et courageuse, digne de la tribu des Changü. Mais à cause de son père il en était tout autrement depuis sa naissance. Daïa le savait mieux que personne. La jeune femme attendait, patiente, face au maître des prières.

Chacun d’eux était agenouillés sur un coussin de soie écarlate de part et d’autre du foyer où brûlait le charbon et sur lequel reposait la théière en fonte. Le parfum de l’infusion se mêlait agréablement à celles des braises et de l’essence du plancher sans âge. Les portes closes de bois ajouré laissaient passer la lumière et l’air de cette fin d’automne. Frais et chargé d’humidité comme toujours.

Le chaman avait pris le chemin de la maison de Toräl tôt ce matin, laissant Naïta au repos et au calme forcé. La fillette montrait déjà des signes d’impatience, mais le maître était resté ferme. Pour le moment elle ne devait quitter ni le temple, ni le lit.

Toräl était absent. Parti en reconnaissance avec ses hommes dans la forêt. Ce soir ils ramèneraient sûrement les derniers troupeaux dispersés dans la montagne. Ce que le chaman trouvait cependant bien inutile.

De tous temps, lorsqu’il survolait le territoire de la cité des nuages, l’Arcane ne s’attaquait jamais aux troupeaux domestiqués. Il traquait ses proies bien plus haut. Se faisant certainement plus un régal de quelques takins ou bharals bien dodus que de petits bouquetins ou de maigres moutons. Mais rien ne servait de raisonner le chef des Changü. C’était peine perdue et le chaman avait une chose plus importante à faire auprès de l’épouse de ce dernier.

Le maître but une gorgée du thé qu’elle lui avait servi tandis qu’elle se tenait les mains jointes sur ses jambes et la tête inclinée.

« Buvons ensemble Daïa veux-tu ? »

La jeune femme leva les yeux vers lui et s’exécuta, buvant du bout des lèvres. Le silence presque palpable entre eux se faisait pesant et le vieil homme ne voulait pas que la gêne s’installe. Il était certes inhabituel que le maître des prières se trouve en présence d’une femme seule. Encore moins qu’il lui rende une visite impromptue. Les habitants de la cité venaient au temple s’ils désiraient voir le maître et celui-ci visitait rarement les demeures des Changü.

Mais depuis les révélations que Naïta lui avait faites, le chaman avait estimé nécessaire de s’entretenir avec la mère de la fillette. Elle avait subitement réclamé un médaillon qu’elle ne portait plus et qu’elle affirmait avoir sur elle lors de son séjour dans le cachot. Elle l’avait donc également lorsqu’elle avait vu l’Azur dans la montagne. L’enfant avait confié au vieil homme que le monstre avait brisé la roche de ses puissantes griffes et mis à jour un filon de quartz dans lequel se trouvait des pierres rouges, identiques à celle qui constituait ce fameux médaillon. Du Cinabre.

Naïta lui avait rapporté dans les moindres détails de quelle façon le monstre s’en était emparé pour mieux les croquer. Le maître avait été peu surpris du comportement de la créature expliquant à Naïta que cette pierre ayant mille vertus, l’Azur, tout comme l’homme, les connaissait certainement.

Depuis des siècles le Cinabre était utilisé par les Changü et bien d’autres peuples comme un puissant remède. Surnommé ‘‘Sang de l’Arcane’’ il avait le pouvoir de rendre son sang à celui ou celle qui en avait trop perdu, après une méchante blessure ou un enfantement. Elixir de longue vie, il était réputé pour calmer cœurs et esprits. Sa teinte rouge vif recouvrait depuis des générations les portes et les poteries d’un vermillon flamboyant. Lié par de l’armoise à de l’huile de ricin, il fournissait une encre d’excellente qualité et procurait aux sceaux des manuscrits un rouge éclatant, inaltérable.

Quant à l’Azur, la pierre de bien maintenait peut-être en lui un éternel feu qui jaillissait de sa gueule lorsqu’il montrait sa colère et façonnait les nuages.

Mais ce qui préoccupait le chaman à présent c’était de savoir où était ce médaillon.

« Daïa je suis venu te voir car j’ai besoin de ton aide. Ta fille réclame un bijou qu’elle a perdu et qu’elle avait encore sur elle lorsqu’elle était au cachot. Sais-tu de quoi il s’agit ? J’avoue pour ma part ne pas y avoir prêté attention quand je l’ai sorti de sa geôle. »

Le visage de Daïa s’assombrit et elle esquissa un sourire gêné.

« Oui Maître. Je sais ce que c’est. C’est un bijou qui se donne de mère en fille dans ma famille mais il doit se porter caché sous les vêtements. J’ignore pourquoi. C’est ainsi depuis toujours. Je l’ai donné à Naïta… »

« Quand ?!… quand lui as-tu donné ? » 

Sur le chemin de ses réflexions, le chaman avait soudain pensé à une chose et n’avait pu s’empêcher d’interrompre Daïa. Sans hésiter le jeune femme lui répondit.

« Je lui en ai fais don pour la fête de sa naissance. Je lui ai donné la veille alors qu’elle était couchée et que nous étions seules toutes les deux. » 

« Et où est-il à présent ? » demanda le chaman qui se doutait de la réponse.

Daïa le regarda comme si elle s’apprêtait à lui livrer un lourd secret.

« Je le lui ai repris… Mais je lui rendrai. C’est que, lorsque nous avons préparée Naïta au rituel de guérison avec les femmes du temple, sachant qu’elle devait être vierge de tout vêtement et ornement, je n’ai pu faire autrement que de le récupérer. Je ne pensais pas qu’elle s’en souviendrait, après tous ces évènements. » 

« Pourtant si, elle s’en souvient. Mais ne te tourmente pas. Tu pourras bientôt le lui rendre, elle ne tardera pas à rentrer chez toi. » 

Daïa semblait soulagée mais le vieil homme ajouta une chose.

« J’ai bien compris qu’il s’agit d’une relique secrète qui se transmet chez les femmes de générations en générations et qui ne doit pas être vue des hommes mais… peux-tu me le montrer Daïa ? » 

La jeune femme eu un imperceptible mouvement de recul et porta instinctivement sa main sur sa poitrine couverte d’étoffes brodées.

Le chaman la fixa. Le bijou était sur elle. Son regard insistant et un sourire bienveillant accompagnèrent son geste, invitant Daïa à lui dévoiler le médaillon. La jeune femme écarta les pans de son ‘‘ruqun’’ et lui présenta l’ornement qui manquait tant à Naïta.

Soudain le chaman se souvint de cet objet dont la vue ne lui avait pas échappé le jour de la naissance de la fillette. Ses préoccupations étaient ailleurs que sur ce bijou ce matin là. Les gémissements de Daïa proche de la mort et puis le sang, la délivrance et les cris de l’enfant. Et ce médaillon caché sous la chemise de coton fin, trahi par la transparence de l’étoffe mouillée de sueur. Oui, il s’en souvenait comme si ces dix années n’avaient duré qu’un jour. Ce qu’il n’avait pas oublié non plus c’était la lueur des premiers rayons dorés qui inondaient le lit de Daïa et les appels de la petite qui s’étaient alors confondus de concert avec ceux de l’Azur. Au moment où le dieu céleste était passé comme une ombre furtive sur la cité, Toräl avait blêmi se précipitant au dehors alors que Naïta, couchée sur le sein de sa mère tenait dans ses minuscules doigts potelés le bijou de cinabre.

Dès que l’enfant avait été mise dans son berceau d’osier suspendu près du lit de Daïa, tout signe de la présence de l’Azur s’était évanoui et la vie avait reprit son cours. Le vieil homme n’avait plus repensé à ce pendentif.

Se refusant à le toucher, le chaman demanda à l’observer de plus près. La jeune femme le détacha de son cou et le tendit vers le maître des prières.

Le médaillon était très vieux mais les ciselures, qui dessinaient une représentation de l’Arcane, avaient conservé toute leur finesse. Ce joyau devait dater des Anciens. En témoignait ce travail d’orfèvre qui frôlait la perfection. La pierre était ronde et plate avec en son centre un carré évidé par lequel passait le cordon noué qui permettait de l’accrocher à son cou. Mais avant tout il s’agissait, là encore, du cercle et du carré. Ciel et Terre de nouveau réunis au même titre que sur les Cóngs. Sur l’une des faces de la pierre se trouvait un grand reptile enroulé sur lui même. Fait d’écailles et de plumes il s’entourait de volutes de nuages et se lovait autour du carré, sa tête reposant sur sa queue. L’autre face quant à elle, présentait un dessin plus épuré mais assez énigmatique. Il semblait représenter de hauts sommets de montagnes gravés de signes étranges s’avérant très proches de ceux qui ornaient les pierres de prières. Le chaman devait admettre qu’il n’avait jamais vu pareille merveille. 

Le maître remercia Daïa qui s’empressa de remettre son précieux trésor à l’abri. Le vieil homme se leva et pris congé de la jeune femme quand soudain, il se souvint d’une dernière chose qui lui taraudait l’esprit et qui allait sûrement s’éclaircir. Il se retourna vers la jeune femme avant de franchir le seuil de la demeure.

« Encore une question Daïa. Peux-tu me dire si Naïta n’a jamais eu, durant son enfance, l’occasion de toucher ce bijou ou de te le ravir, même pour quelques instants ? »

Daïa se tourna vers lui, interloquée mais fouillant ses souvenirs. Au bout d’un moment elle finit par lui répondre.

« Il me semble que c’est arrivé oui… Une seule fois car j’ai toujours prie garde. Je lui apprenais une prière je crois et voyant le cordon autour de mon cou elle s’est empressée de déloger mon médaillon pour le toucher tandis que nous psalmodions ensemble. » 

Malgré lui, le chaman senti un léger frisson lui parcourir l’échine.

« Te rappelles-tu quand cela s’est produit ? Quel âge avait-elle ? » 

« Je crois qu’elle avait deux ans… Oui c’est cela. Je m’en souviens à présent. Comment oublier cette journée. L’Arcane avait survolé la cité ce jour là. La vigie n’avait même pas eu le temps de donner l’alerte. » 

Voilà le souvenir que le maître redoutait.

« Tu es bien certaine qu’il s’agit du même jour ? » s’efforça-t-il de demander dans le plus grand calme, refusant de laisser paraître les conclusions qu’il en tirait.

« Oui Maître, j’en suis sûre. Toräl était dans une colère noire. Mais l’Arcane a disparu une fois de plus dans la brume et on ne l’a jamais revu… Avant ces derniers jours bien sûr. » 

L’enthousiasme de Daïa était soudain retombé sur ces derniers mots. La venue de l’Arcane bouleversait de nouveau sa vie. Sa fille lui manquait, elle avait tremblé pour elle. De plus elle avait dû supporter les humeurs et le courroux de son époux, qui avait fait subir à leur enfant, un châtiment qu’elle n’aurait pu imaginer et contre lequel elle s’était élevée sans résultat.

Le maître des prières savait tout cela et il s’en désolait. Mais à présent il savait bien d’autres choses et devait prendre les décisions qui s’imposaient. Mais la mère de Naïta avait senti l’inquiétude du vieil homme.

« Maître ?… Dois-je vraiment lui rendre ce médaillon ? » 

Le chaman jeta un œil vers la jeune femme. Elle aussi avait compris que le bijou qui lui venait des Anciens était peut-être aujourd’hui une source d’ennui.

« Je vais en parler avec ta fille mais je crois qu’il est en effet préférable que tu le conserve à l’abri. Si elle ressent le besoin d’appeler l’Arcane de quelques façons que ce soit et qu’elle porte ce pendentif, nos problèmes risques de venir à bout des forces de ton époux. » 

Daïa resta stoïque mais ses yeux s’emplir de larmes.

« Je savais que ce jour viendrait mais je ne pensais pas que mon présent en serait responsable. »

« Tu n’a rien à te reprocher Daïa. Ta fille est différente mais pas exclue. Et je ferai tout mon possible pour que cela n’arrive plus. Reposes toi à présent. Je vais aller parler avec elle et dans quelques jours elle rentrera ici. »

La jeune femme acquiesça, laissant partir le maîtres des prières. Elle le regarda traverser la cour, appuyé sur son bâton sculpté. Il avait franchi la grande porte de la demeure et son porche lorsque Daïa perçu un bruit sur le côté de la maison. Se penchant pour mieux voir du haut des marches elle aperçut  une silhouette menue qui se dirigeait vers elle. Rendue à la lumière de la cour elle reconnu son second visiteur de la journée. C’était Yâo.

 

 

Eclat de Cinabre…

 

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 10

 

Naïta terminait de nouer son chignon traditionnellement maintenu avec son peigne de jade comme le faisait sa mère ainsi que toutes les femmes Changü. Mais sur ces gestes perpétrés des centaines de fois et presque automatiques, elle ne parvenait pas à lisser sa chevelure de jais et perdait patience. Sa main était crispée, ses doigts fébriles, et quelque chose bouillonnait en elle. La fillette n’arrivait pas à croire ce qu’elle avait entendu quelques minutes plus tôt.

Son ami Yâo qui lui avait rendu visite lui avait rapporté les bribes d’une conversation qu’il avait surprise entre le chaman et Daïa, la mère de Naïta. Pour une fois, la discrétion excessive du garçon lui avait été utile. Venant simplement voir si son amie était rentrée chez elle, il n’avait pas osé se présenter sur le seuil de la demeure en percevant la voix du chaman. Puis à force d’entendre il s’était mis à écouter de plus en plus attentivement jusqu’à se sentir porteur d’un formidable secret. Après le départ du maître des prières, lorsque Daïa l’avait entendu il était sorti de l’ombre et s’était approché comme si de rien n’était. La mère de Naïta lui avait dis qu’il trouverait sa fille au temple car elle n’était pas encore rentrée. Sur ce, le jeune garçon avait prit ses jambes à son cou pour venir avertir son amie.

Vraisemblablement le mystérieux médaillon avait le pouvoir d’appeler l’Arcane et le chaman et Daïa avaient, d’un commun accord, décidé qu’il ne serait pas rendu à la fillette. Naïta comprenait mieux à présent cette présence ressentie sur sa poitrine et cette douce chaleur perçue à chaque approche de l’Azur. Le bijou lui apparaissait encore plus indispensable à présent. Mais une chose la plongeait dans une terrible colère mêlée d’un profond chagrin. Quelques instants avant que Yâo ne vienne lui révéler la vérité, elle avait vu le chaman. De retour au temple, le maître des prières ne lui avait pas caché son entrevue avec sa mère mais il lui avait annoncé que personne n’avait retrouvé son médaillon et qu’on ignorait où il pouvait se trouver. Naïta en avait conclu qu’elle l’avait peut-être égaré dans le cachot. Sans doute était-il resté enfoui sous les décombres de la paroi que l’Azur avait détruite. Dans ce cas, impossible de le récupérer. Et voilà qu’à présent elle apprenait que sa mère le portait de nouveau sur son sein. Mais pourquoi lui en avait-elle fait cadeau dans ce cas ? Pourquoi le chaman lui avait-il menti ? Le maître des prières avait toujours affirmé que l’Azur ne voulait aucun mal aux habitants de la cité. Se mettait-il à avoir peur lui aussi ? Comme sa mère. Comme son père. Tous avaient peur mais ce qui mettait Naïta en rage était qu’apparemment personne ne lui faisait confiance. Le maître n’avait pas eu l’honnêteté de lui expliquer ce qu’il avait conclu à propos du médaillon de Cinabre. La fillette aurait pu comprendre. Elle avait toujours écouté le vieil homme et lui avait constamment obéi. S’il ne l’avait pas traité comme une enfant et s’il avait bien voulu lui donner les raisons de ne pas lui rendre le bijou, Naïta n’aurait pas insisté. Mais puisqu’ils avaient préféré l’évincer de leurs petites manigances, elle ne se laisserait pas berner plus longtemps et allait de ce pas reprendre ce qui lui revenait de droit.

Elle avait enfin réussi à nouer sa longue chevelure et le reflet que lui renvoyait le miroir d’hématite polie la surprit malgré elle. Sans y avoir prêté attention au début, elle prenait subitement conscience que ses traits avaient changés. Elle semblait avoir vieilli. Sans doute était-ce une illusion due à sa colère, sa fatigue et les derniers évènements qui l’avaient marqués. Mais dans son regard insistant elle avait l’impression de discerner quelqu’un d’autre derrière le masque de son visage. Quelqu’un ou quelque chose de sombre. Une force qui s’intensifiait et prenait sa source dans la frustration que Naïta ressentait. Son image, découpée dans les multiples éclats de la pierre noire, était fière. Et même si des larmes faisaient briller ses yeux, elle relevait dignement le menton se défiant elle-même.

Après tout elle n’était pas responsable de ce changement en elle. Elle n’aurait pas eu l’idée d’agir comme elle s’y apprêtait si on ne lui avait pas menti. D’ailleurs ne lui avait-on pas menti depuis toujours ? Plongeant dans le reflet de ses yeux bleus, Naïta sentait sa tête tourner pour mieux brasser le mélange de ses souvenirs. Tout paraissait si confus à présent. Elle ne savait plus comment distinguer la vérité du mensonge. 

Depuis des années on ne cessait de lui signifier sa différence, avec dureté ou bienveillance selon les cas. Son père y avait fait maintes fois allusion mais avait évité d’en dire plus lorsque la fillette avait voulu savoir. Sa mère ne disait rien et son silence s’était traduit en honte pour Naïta. Oui, sa mère avait sûrement honte d’avoir mise au monde une enfant aux yeux bleus, impétueuse et désobéissante. Car depuis des siècles, les Changü n’avait jamais eu à compter au sein de leur peuple une personne aux yeux d’azur comme les siens. Toräl avait longtemps prié dans le temple après sa naissance, espérant sans doute que cette teinte inhabituelle dans le regard de sa fille, s’effacerait avec le temps. Mais au fil des ans, le chef de la cité des nuages n’avait plus mis un pied dans le temple tandis que le chaman affirmait à l’enfant qu’elle bénéficiait certainement d’un don rare car ses yeux bleus étaient l’apanage du peuple des Anciens. Les fresques qui les représentaient dans le temple le prouvaient bien. Naïta avait passé des heures entières à admirer ses peintures murales où elle pouvait contempler les seuls êtres qui lui étaient semblables mais qui hélas, avaient tous disparus.

A force d’entendre qu’elle était unique, la fille du chef, de surcroît sa seule enfant, avait prie son rôle d’héritière très à cœur. Malgré les rumeurs, les messes basses et les sarcasmes des autres enfants ou de certains adultes, Naïta avait placé toute sa confiance dans la seule personne qui semblait croire en elle et qui lui apprenait tant de choses. Très tôt dans l’esprit de la fillette un sentiment, une intuition avait germé, lui assurant que son apprentissage était vital et qu’il pourrait la sauver de tous les mauvais pas. Cette pensée persistante avait fait de l’enfant une disciple habile et passionnée, avide de connaissances.

Ses facultés au maniement des Cóngs, la facilité déconcertante avec laquelle elle avait appris les multiples signes qui ornaient les pierres de prières, son besoin d’espace et de découverte, toujours loin de la cité, et le lien exceptionnel qu’elle entretenait avec la montagne. Son indépendance qu’elle assumait parfaitement. Toutes ses qualités avaient fait d’elle un enfant pleine de promesses et d’espoirs pour le chaman.

Mais que signifiaient ces espoirs si dès lors qu’une chose extraordinaire se produisait on la lui retirait. Qu’attendait-on d’elle finalement ? Le vieil homme ne l’avait-il pas bercée d’illusions jusqu’à ce jour ? Maintenant que la situation lui échappait, il se révélait aussi faux que les autres.

Naïta abandonna son double et quitta la salle de méditation où elle était resté alitée depuis sa sortie du cachot. Sur le seuil elle enfila ses chausses de laine et une veste de peau. Le froid était sec en ce jour et les nuages, qui avaient bien voulu se retirer, laissaient place aux rayons bienfaisants du Soleil qui inondaient la cours du temple. Cette lumière donnait à l’air environnant un parfum d’aventure. C’était une de ces journées que Naïta aurait choisie pour une des ses escapades en montagne. Des senteurs de neiges éternelles, de pins, de roche et de sous-bois se mêlaient divinement pour l’inviter à leur rendre visite. Mais la fillette avait une autre priorité cette fois. Elle devait éviter de se faire voir. Heureusement à la mi-journée, le temple était presque désert et le chaman consultait l’oracle dans la vaste salle des prières. La voie était libre. La fillette se faufila le long du mur d’enceinte jusqu’à la grande porte et s’éclipsa sans un bruit.

Au même moment, la main fébrile du maître des prières ramassait pour la énième fois les pierres de l’oracle qui se trouvaient éparpillées devant lui. Chacune de couleur, de forme et de taille différente. Chacune porteuse d’une parole précise. Une question était posée à l’oracle et selon la lune, les heures, la position des étoiles et la course des astres, la place des pierres, jetées dans le cercle et le carré gravés au sol, donnait des réponses.

« Lù biǎo yú tú,

Kōng biǎo yú kuí,

Cuǐ bì yú tā de mìng yùn,

Xīng biǎo nǎi míng tiān. » 

Les interprétations pouvaient être multiples pour un novice, mais pour un érudit comme le chaman, une seule réponse sage se profilait dans le langage des cristaux. Seulement aujourd’hui, les pierres se moquaient des questions. Leur réponse était infailliblement la même à chaque demande du vieil homme. Même si il sollicitait l’oracle à propos de Naïta, il avait d’abord trouvé étrange de ne pouvoir déchiffrer qu’une seule forme dans le message qui lui était donné. Puis ce fut le même ensuite, puis encore et encore. Le maître n’avait aucune opportunité pour saisir autre chose que ce qu’il lisait indéfiniment à chaque image que lui renvoyaient les pierres. Plus il insistait pour deviner une vision différente, plus la réponse paraissait limpide et indéfectible. Elle semblait inchangeable, telle un avertissement. Comme pour lui dire : ‘‘Ne cherches plus… Nous savons que tu ne veux pas voir cette issue, mais elle est pourtant celle que cette enfant doit suivre… Son destin est lié à celui de l’Azur. Elle doit le rejoindre.’’

Il était vrai que le chaman ne voulait pas croire à cet aboutissement. Pourtant il devait s’avouer qu’il y croyait depuis le jour même de la naissance de Naïta. Mais il n’avait pas imaginé les choses dans les circonstances qui se profilaient à l’instant. Etait-il responsable de l’avenir de cette petite à présent ? Avait-il eu tord de la sauver pour la plonger dans un autre tourment ? Etait-il coupable de l’avoir précipiter vers ce destin ? Non décidément rien de tout cela n’était possible. Pas ainsi ! Pas maintenant ! Alors d’un geste incertain le maître des prières relançât les pierres. Une dernière fois.

 

Pierres Divinatoires…

 

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 11

 

Daïa avait été surprise de voir rentrer sa fille aussi vite. À peine quelques heures après la visite du maître des prières. Mais peu lui importait, elle était si heureuse de pouvoir à nouveau la serrer dans ses bras.

Naïta pourtant semblait détachée de toute tendresse et la chaleur que sa mère lui connaissait était absente. La fillette s’écarta trop tôt de l’étreinte de Daïa et lui demanda :

« Rendez le moi Mā. » 

La jeune femme resta décontenancée face à sa fille dont le regard paraissait vidé de toute expression. Son enfant ne la regardait même pas. Une lueur obsessionnelle brillait dans les yeux de Naïta rivés sur le médaillon que Daïa portait. Scrutant le vêtement, devinant le Cinabre à travers les étoffes.

La mère de la fillette en fut saisie. L’insistance et la détermination de Naïta étaient angoissantes. Le chaman avait raison, le bijou était réellement lié à elle. Au point que Daïa se sentait presque repoussée par lui, écrasant son buste d’un souffle froid et irritant sa nuque tant il se faisait lourd tout à coup. La jeune femme ignorait ce qu’elle devait faire devant cette enfant qui n’était plus la sienne et qui la terrorisait par son attitude oppressante. Tremblante, elle recula et Naïta leva enfin les yeux vers sa mère.

« Mā ! S’il vous plaît… Je dois le reprendre. » 

Daïa, le teint livide, porta la main à sa poitrine.

« As-tu parlé avec le Maître ? » 

Naïta hocha la tête en signe d’acquiescement.

Daïa prise par le doute, fronça ses fins sourcils et affronta le regard bleu perçant de sa fille.

« Est-ce lui qui t’as dit de le reprendre ? » 

La fillette lui offrit une muette affirmation, égale à la première.

Ce manque de paroles claires déplaisait à Daïa, mais d’un autre côté, plus les secondes s’écoulaient, plus ce maudit médaillon se métamorphosait en plomb et l’obligeait maintenant à courber les épaules sans soulagement.

Le chaman avait peut-être changé d’opinion après en avoir parlé avec Naïta. La jeune femme n’avait aucune raison de ne pas croire sa fille. Aussi, c’est avec un grand soulagement que Daïa déboutonna sa veste de soie brodée puis son ‘‘ruqun’’ en lin pour découvrir le petit disque de pierre rouge. Un éclair passa dans les yeux de Naïta, n’échappant pas à sa mère. Mais le Cinabre lui semblait si lourd qu’elle doutait presque de pouvoir l’enlever un jour de son cou si elle ne le retirait pas immédiatement. Elle le tendit à sa fille qui s’en saisi d’un geste fulgurant. La jeune femme eut à peine le temps de rajuster sa tenue que le médaillon des Anciens avait déjà glissé autour du cou de Naïta. Même si son inquiétude perdurait, Daïa se sentait soulagée.

Dès l’instant ou le bijou toucha sa peau, la fillette retrouva figure humaine et sa mère put de nouveau la voir sans être étreinte d’une peur étrange. Naïta regarda sa mère et lui sourit.

« C’est mieux ainsi. » 

Daïa acquiesçât.

« Il n’y a rien à craindre. Il viendra seulement si je fais appel à lui. » 

La mère de la fillette réprima un frisson. 

« Dans ce cas tu ne dois pas l’appeler Naïta ! » 

Naïta cessa d’admirer son pendentif et fulmina.

« Je sais très bien ce que je dois faire ! » Cracha-t-elle.

Daïa cru un instant voir son époux tant cette rage lui était familière venant de lui autant qu’inhabituelle venant de sa fille. La jeune femme eut une pensée pour Toräl. Cet homme robuste et vaillant n’avait pas toujours été dur et irascible. Daïa avait connu un être tendre, patient et enjoué. Amoureux de son épouse il l’avait été jusqu’au jour de la naissance de Naïta. Dès lors quelque chose c’était brisé en lui. Trop de choses c’étaient accumulées sur ses épaules et dans son cœur. L’azur dans le regard unique de sa fille. La certitude de ne plus avoir d’héritier après elle. La venue de l’Arcane lorsqu’elle avait vu le jour. C’était plus que ce que pouvait accepter le chef des Changü. Son visage s’était fermé peu à peu et son affection envers Daïa s’était réduite en peau de chagrin au point de délaisser la couche conjugale. Malgré tous les efforts de celle-ci, son infécondité et la tare de sa fille l’avaient plongée dans la plus profonde des solitudes. Elle n’avait cependant pas pu en vouloir à Toräl, se rendant coupable de tous ses maux. Il avait beau avoir prétendu le contraire pendant toutes ces années, il en voulait à sa fille et le lui avait fait payer en lui refusant l’amour qu’il aurait donné sans retenue à d’autres si les circonstances avaient été différentes. Il s’était toujours montré si dur avec elle que Daïa n’avait pu y remédier qu’en comblant de toutes ses forces le manque qui se lisait dans les yeux de sa fille, et que son père refusait de voir.

Mais cette irritation soudaine était nouvelle chez Naïta.

« Ne te mets pas en colère voyons. Je ne fais que t’avertir du danger que cela pourrait entrainer pour la cité. » 

Naïta se radoucit.

« Mais vous n’avez pas à avoir peur Mā. L’Azur n’est pas dangereux pour la cité. Et puisque ce médaillon me confère le pouvoir de lui parler je pourrais être le premier chef Changü à savoir faire appel à lui. » 

Daïa considéra sa fille, dubitative.

« Chef Changü ?… Mais enfin Naïta c’est impossible ! » 

La fillette releva fièrement le menton.

« Pourquoi ? » 

Daïa posa une main affectueuse sur l’épaule sa fille.

« Tu ne peux pas Naïta. Tu es une femme. Les femmes ne sont ni chef, ni chaman dans notre peuple. C’est ainsi. »

Naïta dégagea son épaule et défia sa mère.

« Alors je ne suis plus une femme ! »

Daïa soupira. Sa fille cherchait sa place depuis toujours dans cette tribu sans jamais la trouver. Et, même elle, n’avait pas su la préparer à autre chose que ce qu’elle s’imaginait. Lisant dans les pensées de sa mère, Naïta ne lui laissa pas le temps de parler. 

« Père n’a pas d’autre successeur que moi. C’est à moi d’hériter de son titre… Sinon qui ? »

Daïa Sa mère ne savait plus que répondre. 

« Le meilleur de ses hommes sans doute. Il le choisira pour prendre sa suite. Naïta tu dois comprendre… » 

« Mais ce n’est pas juste ! C’est moi, sa fille qu’il doit désigner. Je suis sa fille !… J’ai suivi tous les enseignements du maître pour en être digne. J’ai fais tout mon possible pour qu’il soit fière de moi. »

Daïa sentit venir les larmes. Elle ne voyait plus sa fille qu’à travers un voile nébuleux.

« Personne n’a le don des Anciens comme moi. Personne ne peut appeler l’Arcane comme moi. Je vais le refaire pour lui prouver que je suis capable de diriger un jour la cité même si je suis une fille ! » 

Daïa s’agenouilla devant la fillette et lui empoigna les épaules.

« Non écoutes moi mon enfant. Tu ne dois pas faire ça. Tu n’as rien à prouver à personne. Mais si tu fais venir ce monstre sur la cité, ton père sera furieux. »

Naïta releva les yeux sur sa mère. Les larmes perlaient aux coins de ses paupières. Daïa sentait que sa fille voyait ses derniers espoirs lui échapper. Elle n’avait pas été assez attentive aux rêves insensés que la fillette nourrissait depuis trop longtemps. 

« Il le sera oui… Comme à son habitude. Comme toujours il a été. Je ne l’ai jamais connu autrement qu’ainsi d’ailleurs. Furieux, empli de colère, d’impatience et d’agacement. Il n’a toujours su me faire que des reproches. Aujourd’hui je sais pourquoi. Aujourd’hui je comprends. »

Sa mère lâcha ses épaules et resta agenouillée face à elle. Au dehors le fleuve grondait et semblait de plus en plus assourdissant comme s’il remontait vers les sommets. Même si le Soleil n’était pas encore couché, la cité se trouvait déjà en grande partie dans l’ombre des pics qui l’enserraient. Tout dans la maison s’uniformisait dans une même teinte bleu gris. Aucune lampe, aucune flamme n’éclairait encore la pièce. Mais Daïa n’y pensait pas. Pleurant comme sa fille, elle écoutait ce qu’elle avait à dire. Ce qu’elle gardait sur le cœur depuis de longues années.

« Il attendait de vous un fils. Un garçon fort et brave qu’il aurait chéri plus que moi. Hélas pour lui, c’est moi que vous avez enfantée. Et comme si cela ne suffisait pas, j’ai déchiré votre ventre en venant au monde, vous refusant le droit de me donner des frères et sœurs. Ainsi mon père a fini de me haïr à jamais. »

Sa mère étouffa un sanglot enfonçant son menton dans sa poitrine.

« Non ne dis pas ça ! » lâcha-t-elle entre deux sanglots.

« Ne le niez pas Mā ! Du jour de ma naissance jusqu’à aujourd’hui il m’a détestée. Sans doute aurait-il préféré que ni vous ni moi ne survivions ce jour là. »

Daïa enfouit son visage dans ses mains tremblantes.

« Non… non ! »

La mère de Naïta ne retenait plus son chagrin. Elle tentait vainement de nier l’évidence sans y parvenir. Elle savait que sa fille avait raison, mais le plus douloureux pour elle était de se rendre compte qu’elle avait échoué dans sa tâche à lui cacher la vérité.

Les larmes de la fillette se tarissaient quant à elle, et elle changea brusquement de ton. 

« Mais aujourd’hui je possède un don qui semble lui faire peur plutôt que de le ravir. Pourtant c’est une grande chance pour nous tous !… Je veux qu’il me fasse enfin confiance. À défaut de m’aimer, je veux qu’il me considère comme ce que je suis. Son héritière. Il n’en a pas d’autre ! »

Daïa ne distinguait presque plus que les yeux clairs de sa fille dans l’obscurité.

« Ne fais pas ça ! » supplia-t-elle.

Naïta lui sourit tendrement.

« Mais il ne me reste que cela pour prouver ma valeur à mon peuple. »

Sa mère fit non de la tête d’un air désespéré.

« Mais ce don est une malédiction. Il ne te mènera nul part. »

Naïta recula et pris une grande inspiration, gonflant sa poitrine comme pour se donner du courage.

« Alors je suis perdue. » dit-elle avait de s’élancer dans le crépuscule. 

Daïa eu à peine le temps de se relever pour se précipiter à sa suite, mais sa fille s’était déjà volatilisée dans l’ombre de la cour, la laissant seule et impuissante, tout juste capable de crier dans le noir.

« Naïta !… »

 

 

Quelque part dans la Cité des Nuages…

 

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 12

 

 

« Mais qu’est-ce que tu fais ? »

Yâo quémandait des réponses mais Naïta n’écoutait pas. Elle n’écoutait plus, et ses gestes brusques, son attitude pressée et agacée dès qu’il se trouvait en travers de son chemin, inquiétait le jeune garçon.

Il l’avait suivi comme son ombre jusque chez elle et avait attendu qu’elle ressorte en possession de son précieux médaillon. Mais à partir de cet instant Naïta n’avait plus cessé de courir pour retourner au temple, Yâo sur ses talons, ignorant tout de ses intentions. Ils avaient remonté la ruelle principale comme des flèches. Naïta se faufilant à toute vitesse entre les volailles caquetantes, la marmaille jouant devant les demeures déjà éclairées, au pied des anciens fumant leur pipe dans l’air du soir. Elle sautillait de pavé en pavé avec l’agilité d’un cabri tandis que Yâo bousculait tout sur son passage pour se frayer un chemin derrière son amie trop rapide pour lui. Elle était restée sourde à ses questions comme si il n’avait été qu’un esprit errant et invisible à ses yeux et elle s’était fixée un objectif dont elle ne voulait apparemment rien dévoiler. Yâo trépignait et angoissait comme à son habitude. Son amie était coutumière des ennuis en tous genres et des transgressions d’interdits et il sentait que cette fois elle se préparait à atteindre des sommets.

De retour dans la cellule où elle avait terminé sa convalescence, elle ouvrit sa besace pour en tirer ses Cóngs qu’elle prit par paire sous chaque bras et ressorti aussitôt, Yâo toujours accroché à ses pas. Il commença à comprendre lorsqu’il la vit se diriger au bout de la cour du temple et gravir les quelques marches qui menaient à un promontoire où les dernières dalles se confondaient avec la roche. C’était un lieu cérémoniel semblable à la pointe du Destin. Une large corniche qui marquait la fin, la limite de la cité et de ce côté il n’y avait aucune passerelle. Encore quelque pas, et c’était le vide. Le plongeon vers le grand torrent qui vous avalerait mille pieds plus bas.

Yâo vit Naïta poser les Cóngs autour d’elle et s’installer au centre dans la position du lotus. Il n’en revenait pas. Elle allait ouvrir une porte du Ciel alors que cela avait été formellement interdit à tout occupant de la cité, par son père en personne. Elle ne pouvait pas l’ignorer ! Quelque peu démuni, il s’approcha tout de même alors que Naïta commençait à faire vibrer sa gorge.

« Naïta ?… »

« Laisse moi ! » fit-elle en reprenant aussitôt sa note. Déjà les Cóngs commençaient à luire alors que l’ombre envahissait la cité jusqu’au temple. Le Soleil disparaissait derrière les pics enneigés et la nuit allait tout recouvrir en quelques minutes. On ne verrait bientôt plus que la colonne bleutée de la porte de Naïta. Yâo ne voyait qu’une seule solution pour éviter le pire et il quitta le promontoire à toutes jambes laissant son amie poursuivre le rituel. 

Toräl redescendait des sommets avec une poignée d’hommes robustes mais fourbus. Ils avaient mis les troupeaux à l’abri dans une anfractuosité de la montagne bien plus haut. Une cavité naturelle comme on en trouvait beaucoup sur les cimes et qui menait vers une grande caverne où un homme ne pouvait progresser sans courber la tête, le dos voûté sous la roche basse, mais qui était tout à fait convenable pour aménager une étable de fortune. Un filet de cordes tressées et une bonne réserve de foin tenaient désormais les bêtes hors de danger. L’ascension avait été rude et chacun était resté tendu comme un arc, guettant sans cesse le ciel, l’ouïe à l’affut du moindre son inquiétant. Ils étaient chargés comme des mules avec leurs armes pleines de poudre, leurs sacs de cuir remplis de balles de plombs qui leur servaient de munitions ainsi que les longs cordons de mèche charbonnés qu’ils gardaient accrochés à leurs poignets. Tout ceci sans compter leur nécessaire de campement, même sommaire, ainsi que leurs provisions quasiment épuisées. Les hommes tenaient encore debout même si leurs visages étaient rougis par le froid, leurs yeux creusés de fatigue et leurs membres transis de douleur. Durant huit jours et sept nuits, ils n’avaient quasiment pas fermé l’œil, ni relâcher leur surveillance. Même si chacun avait pris son tour de garde après la tombée du jour, les autres avaient difficilement trouvé le sommeil. Cependant le chef des Changü savait pouvoir compter sur ses compagnons. Ses hommes de main étaient grands, larges et solides. Le cuir épais, les bras massifs, capables de résister à l’impact de recul de leurs arquebuses. Force et adresse étaient une nécessité absolue pour manier ces armes lourdes. Les Pàonà, comme on les appelait, étaient des canons à main au calibre imposant. Être aguerris n’était pas suffisant pour encaisser le coup de la décharge dans l’épaule. Viser et tirer en même temps était un véritable tour de force. Il fallait faire preuve d’une adresse inébranlable pour manipuler ces armes. Bien sûr pour le tir, les Pàonà étaient moins maniables que les arcs ou les Quanü, de petites arbalètes de poing, plus employés pour la chasse. Par ailleurs, ils s’avéraient plus efficaces contre un ennemi en temps de guerre car leur portée de tir pouvait aller jusqu’à mille huit cent pieds, soit deux fois plus loin que les flèches et carreaux des archers. Oui les hommes de Toräl étaient des gaillards plus que coriaces. Ils s’étaient battus côte à côte contre des tribus rivales telles que les Yangzï, pour défendre leur territoire et leurs richesses. Ses hommes étaient quatre piliers de granit sur lesquels Toräl s’appuyait depuis des années et leur loyauté était sans faille. Ils savaient tirer sans manquer leur cible, ne discutaient jamais les ordres, dormaient peu et ne perdaient jamais leur temps en palabres inutiles. Couverts de leurs pèlerines de fourrures, ils avaient l’allure d’une troupe d’ours trapus se frayant un chemin entre les blocs de roche saillants qui bordaient la lisière de la forêt. Le silence pesant témoignait cependant de la fatigue de chacun. Une nouvelle nuit tombait lentement sur ce dernier jour de marche et la cité était en vue. Les toits de pagode étaient déjà dans l’ombre des sommets, les passerelles suspendues s’effaçaient dans les vapeurs du torrent, le froid venant aussi vite que la fuite du soleil. Toräl rajusta son col doublé de laine noircie de sueur sur sa nuque raidie. Le vent se levait tout à coup et des odeurs de viande rôtie montaient des premières maisons jusqu’aux narines de ses compagnons. Il leur tardait malgré tout à tous de retrouver la chaleur de leur maisonnée, de se repaître d’un bon repas chaud et de passer la nuit dans leur lit de laine plus douillet que leurs couches minérales dans la montagne.

Toräl se surprenait à penser au doux visage de sa jeune épouse, si beau et si triste. Il rentrerait, échangerait quelque mots avec elle et mangerait en silence pendant qu’elle lui servirait du thé avec une attention presque pieuse… Et Naïta !… Sa fille était-elle rentrée ? Cette idée le gênait presque. Mieux valait qu’elle reste au temple avec le Chaman… Ces deux là étaient faits pour s’entendre !

« Toräl ! Regarde ! »

L’un des hommes sorti le chef des Changü de ses pensées sombres pour lui montrer du doigt une lueur qui s’élevait au-dessus de la cour du temple. Il n’y avait pas besoin d’être devin pour savoir de quoi il s’agissait. Toräl serra les dents et empoignât son Pàonà, déjà chargé de poudre. Tout son corps secoué de rage s’était réchauffé d’un coup. Fixant la lumière bleutée qui se dressait en colonne dans le crépuscule, il pressa l’allure, les nerfs à vif et une furieuse envie de meurtre à l’esprit.

« Avec moi ! Celui qui a osé faire ça va s’en repentir le reste de ses jours. »

Sur cet ordre, Toräl se mit à dévaler la pente à une vitesse prodigieuse, si bien que ses hommes peinèrent à le suivre.

Naïta n’avait qu’une idée en tête. Faire venir l’Azur. Appeler le dieu Arcane sur la cité et leur montrer à tous ce dont elle était capable et qu’il n’y avait aucun danger. Elle en était sûre. Après tout, la dernière fois, il n’était venu que dans le but de la délivrer ! De plus, elle avait son médaillon et avec ce talisman autour du cou elle se sentait plus forte, plus sûre de ce qu’elle faisait. Déjà il réchauffait sa poitrine comme à chaque approche de l’Azur… C’est donc qu’il approchait ?! À vrai dire il était difficile de le savoir car l’obscurité avait déjà tout envahi autour d’elle. Un voile gris était tombé du ciel vers les toits et l’éternelle brume remontait depuis le puissant torrent au pied des monts qui soutenaient la cité. La porte de Naïta formait un halo bleuté au milieu du brouillard comme un fard guidant quelque navire céleste. Mais l’Azur n’aurait besoin d’aucun repère pour savoir où elle se trouvait. La fillette était de moins en moins sûre d’elle, assiégée de tous côtés par les ténèbres et le doute, mais elle maintenait la vibration intense de sa note et tentait de distinguer devant, et au-dessus d’elle le moindre signe de l’Azur.

Le chaman méditait encore face aux réponses des pierres de l’oracle qu’il ne parvenait pas à accepter lorsque Yâo fit irruption dans la salle des prières, haletant, le regard éperdu. Le vieil homme ne fut pas long à comprendre.

« Qu’y a-t-il ? »

Yâo, à bout de souffle n’eut qu’un mot à dire.

« Naïta ! »

Le Chaman se leva d’un bond dont le jeune garçon ne l’aurait pas cru capable, vu son grand âge. Le vieil homme cachait bien son jeu, ou le nombre de ses années ! Mais il n’avait rien perdu de sa souplesse. Héritage des arts du combat et de l’esprit lié au corps, ou du corps délié de l’esprit ! Yâo se précipita dans la cour du temple précédant le maître des prières pour le mener à Naïta, toujours concentrée, prise dans l’espace de sa porte.

Le Chaman se figea au milieu de la cour et retint Yâo près de lui.

« Attends ! »

Le garçon obéit, suivant le regard que le vieil homme portait droit devant lui. L’air grave, les sourcils froncés, les yeux rivés au-delà de la porte de Naïta, attentif à ce qui allait se produire ne ressentant ni peur ni surprise, simplement de la fascination devant l’entité divine qui se détachait du ciel pour descendre vers eux. 

Naïta discerna la même chose qu’eux. Sur l’horizon haut et déjà sombre de la cité, on distinguait un mouvement. Une forme étrange, monstrueuse qui remuait tout sur son passage. Cela ressemblait à une boule de tempête, une sphère de vents tumultueux avec, en son sein, des langues de fumée n’ayant de cesse de s’entrelacer et de se décroiser sans relâche. Dans ce filet de brume opaque, on percevait par endroit une tête cornue, des ailes gigantesques et des pattes aussi menaçantes que les serres de mille rapaces. Et cette chose se dirigeait droit sur eux.

En l’apercevant Naïta avait ébauché un sourire inconscient mais plus la forme s’approchait, plus la fillette reprenait souvenir de ce qu’elle avait vu et vécu à la pointe du Destin. Ce jour là, elle avait appelé l’Azur sans le savoir, grâce au médaillon de cinabre, elle l’avait fait venir sans se rendre compte de ce qu’elle faisait. Comme elle s’était cachée, après avoir fermé la porte du Ciel, l’Azur s’était acharné sur la roche pour trouver le cinabre dont il avait senti l’appel. Lorsqu’il avait vu la fillette et qu’il avait tenté de l’atteindre sous la plateforme, tout portait à croire qu’il ne lui voulait pas vraiment de mal. Il était simplement attiré par le médaillon. Du moins c’est ce que le Chaman en avait déduit. Mais à cet instant, rien n’était moins sûr. Cependant cette fois-ci, Naïta resterait dans l’enceinte de la porte où elle ne risquait rien. Enfin… De toutes évidences, car en réalité elle ignorait totalement ce qui se passerait quand le monstre serait sur elle. Elle n’avait aucune certitude sur ce point.

Dans la montagne, lorsqu’elle avait lancé sa prière pour qu’il la laisse en paix, l’Azur s’en était allé. Mais cette fois, repartirait-il aussi facilement ? C’était un être qui ne connaissait ni ordre, ni docilité. Quels mots faudrait-il prononcer cette fois ? Plus les secondes passaient, plus la nuit tombait et plus Naïta perdait de son assurance. Le souvenir de cet œil énorme qui l’avait longuement scrutée sous la pointe du Destin, lui retirait tout le courage et la hargne qui l’avaient ragaillardie ces dernières heures. Son envie de prouver sa valeur n’était plus aussi tenace qu’en quittant sa mère. Elle prenait soudainement conscience que son caprice pouvait mettre en danger tous les habitants de la cité, mais il fallait qu’elle garde confiance, elle le devait. De toutes manières, impossible désormais de faire marche arrière. Naïta reprit une profonde inspiration en se disant que tout irait bien, même si sa note tremblotait quelque peu dans sa gorge étranglée par l’angoisse.

L’Azur venait droit sur elle. Elle le savait, elle le sentait en elle et son médaillon toujours chaud devenait de plus en plus léger. Cette fois, impossible de se cacher, impossible de cesser la vibration de la note qui était sa seule protection. Le monstre pouvait-il traverser les champs lumineux formés par la porte ? Nul ne le pouvait. Aucun être de chair et de sang. Mais un Dieu ? La porte constituait à elle seule un appel pour l’Azur. La « tempête » grandissait à vue d’œil. Qu’allait-elle faire quand il serait là ? Naïta n’avait pas perçu la présence du Chaman derrière elle, mais elle se doutait que Yâo était allé le chercher. Elle ne lui en voulait pas, au contraire. C’était mieux ainsi et cela la rassurait.

Le Chaman, stupéfait de ce qu’il voyait se produire, se posait les mêmes questions que l’enfant. Étant le seul à tout savoir des évènements qui avaient marqué la vie de sa jeune disciple, il pensait que, si le médaillon était la seule chose qui intéressait l’Azur, il ignorait en revanche quel état il ferait de son porteur. Ce qui était certain, c’est que ce morceau de cinabre devait être empreint de bien plus que quelques symboles, pour attirer à lui le dieu du Ciel. Ce n’était pas un simple bijou. Mais Naïta était bel et bien la seule à éveiller son pouvoir d’appel. Sinon pourquoi ne se serait-il pas manifesté pour Daïa, du temps où elle le portait ? Pour l’heure il n’y avait plus rien à faire. Il fallait attendre, observer et se tenir prêt à agir, à s’interposer si la situation l’exigeait. Mais lorsqu’il vit l’énorme masse du monstre s’abattre sur l’éperon rocheux à tout juste dix pieds de Naïta, il n’en cru pas ses yeux et pensa que cette enfant avait un cran et une témérité à toute épreuve. C’était extraordinaire. Jamais de sa vie il ne lui avait été donné d’admirer l’Azur d’aussi près. C’était une bête magnifique, terrifiante, éthérée, réellement divine. La barrière de fumerolles dansantes qui s’enroulait autour de lui semblait le construire. Morceau par morceau, elle lui donnait vie pour la lui reprendre l’instant d’après en se fondant sur sa chaire. On aurait dit un colossal éclat de métal ardent que l’on aurait plongé dans l’eau. Il en émanait la même brume vaporeuse, le même bruit bouillonnant, la même odeur embrasée.

Naïta avait fermé les yeux en voyant que l’Azur était presque sur elle. La fillette avait choisi de ne pas regarder afin de tenir sa porte ouverte sans faillir. Mais elle avait tant ressenti ce qu’elle ne voyait pas. Le poids effrayant de ce qui venait de se poser juste devant elle, le tremblement du sol sous son corps, le souffle prodigieux de la bête. Là, tout près d’elle. Le Dieu distillait toute sa puissance dans l’air qui les entourait. La fillette n’avait pas le courage d’ouvrir les yeux. Elle se voyait de nouveau recroquevillée sous la roche, écartant ses jambes de la griffe menaçante du monstre. Qu’allait-il se passer cette fois ?

« Naïta ! »

Yâo avait crié le nom de son amie, puis avait voulu se précipiter vers elle. Dans un élan de courage ou d’inconscience, ne voyant aucune réaction de  la part de Naïta, il avait voulu lui venir en aide, mais le Chaman l’avait fermement retenu près de lui. Dans un sursaut, Naïta avait, du même coup, ouvert les yeux.

Un long frisson lui parcourut l’échine. Elle découvrait face à elle, l’Azur dressé de toute sa hauteur sur ses pattes arrière, les ailes habillées de nuages encore déployées comme des voiles prêtes à prendre le vent. Naïta leva son visage. Le monstre était si grand qu’elle distinguait à peine sa tête, dans la pénombre et la brume née de son corps tout entier. Comme une réponse à une demande muette, l’Azur s’inclina lentement et la terrible gueule de l’étrange animal vint souffler un air crépitant au nez de la fillette. Naïta observait son front irréel, cuirassé d’écailles aux reflets de moire. Sa moustache d’argent qui flottait dans l’air de la nuit, dénué de brise. Le vent aussi naissait de cette chimère ! Il était tous les états du Ciel à lui seul. Tous les bleus de la voute céleste miroitaient sur son corps, les voiles de brouillard, le feu de l’orage, la folie des tempêtes, les quatre vents sur la Terre. Et ses yeux ! De grands yeux comme elle les avait découvert, la peur au ventre. D’un bleu pur et glacial comme un ciel d’hiver, presque lumineux dans l’obscurité, leur pupille sépulcrale un peu plus ouverte comme celle d’un chat. Il en émanait une sorte d’intelligence dangereuse où se reflétait la douce lueur de la porte du Ciel, toujours ouverte. Naïta se sentait légère et pour cause. Ce n’était pas seulement le corps de la bête qui s’inclinait vers elle, mais elle-même qui montait vers lui. La gravité terrestre s’annulait au sein de la porte mais c’était la première fois que la fillette montait aussi haut au-dessus du sol. Tout flottait dans l’espace autour d’elle. Ses cheveux, ses vêtements, les pierres qui se trouvaient sur la plateforme et son médaillon, sortit de son col et qui semblait tirer sur sa nuque. C’était comme si il tentait de sortir de la porte pour atteindre l’Azur. Naïta résista un cours instant. Elle devait rester à l’abri mais les yeux du monstre s’étaient rapprochés à presque toucher la paroi lumineuse. Il émit un grognement sourd et presque rassurant comme celui de la mère ours à son petit, indiquant qu’il n’y a pas de danger. Alors Naïta se laissa aller. Guidée par le bijou de cinabre elle avança doucement vers la gueule de l’Azur. Fascinée de cette approche si forte qu’elle ressentait dans tout son être, elle eut le geste de l’enfant vers l’animal. Elle tendit sa main vers le museau anguleux de cette bête puissante et superbe, à la beauté effrayante. Son corps s’était allongé. La fillette flottait toujours mais ses jambes s’étaient libérées et étendues. Devant le mur de la porte se profilait une forme étrange mais familière. Une forme née des lambeaux de brume qui entourait la bête. Un visage doux et spectral entre sa main tendue et l’oeil du monstre.  Une vision qui n’était pas inconnue. Naïta tendit encore un peu son bras. Sa main allait traverser la porte, elle allait toucher l’Azur de ses doigts. Sentir enfin ce qu’était cette forme étrange. Sentir de quelle matière étaient faits les dieux.

Puis tout s’écroula comme une tour de brindilles sous la bourrasque. Une détonation déchira la nuit et une gerbe de feu vint frapper l’Azur en pleine gorge. La bête se détourna d’un sursaut brutal en rugissant de fureur. Naïta projetée en arrière, hurla sous le choc, comme si elle avait été heurtée elle aussi et la porte du Ciel se referma aussitôt. Le corps de la fillette s’abattit rudement sur le sol. Elle se releva presque immédiatement, mais une violente douleur lui paralysait le flanc gauche et lui coupait la respiration. Elle se redressa et eut juste le temps de voir que l’Azur était blessé. Un liquide visqueux et sombre s’écoulait de ses écailles sous son encolure. Sa peau poisseuse et ensanglantée luisait à la lueur des torches des hommes de Toräl qui s’étaient introduis dans la cour du temple. L’un d’eux avait prit le temps d’armer son Pàonà d’une balle de plomb, de la pousser au fond du canon à l’aide d’un refouloir puis d’accrocher sa mèche rougeoyante entre les mâchoires du chien de l’arme. Il n’avait eu qu’à viser en prenant appui sur l’épaule d’un de ses compagnons et de presser la détente pour que le chien s’abatte, entrainant la mèche ardente sur la poudre d’amorce, déclenchant la détonation. Le projectile avait atteint sa cible mais serait-ce suffisant ? Pour de nouveaux tirs, il faudrait plus de temps cette fois-ci. Une odeur de chair brûlée envahissait l’air et Naïta s’écroula à genou à bout de souffle et de force. Son médaillon était retombé sur sa poitrine. L’Azur râlait et se redressait lentement faisant face à ses agresseurs, ouvrant ses ailes comme pour mieux leur offrir la partie la plus vulnérable de son corps, agissant par provocation ou désespoir. Toräl et ses hommes reculaient mais rechargeaient déjà leurs canons. Yâo s’était précipité auprès de Naïta qui toussotait, incapable de se relever. Le Chaman avait levé les bras, s’interposant entre Toräl et l’Azur.

« Arrêtez ! Toräl ! Es-tu devenu fou au point de t’attaquer à notre Dieu ?! »

Toräl s’avança, le regard empli de colère et de crainte mêlées face au monstre qui se dressait devant lui. Il le désigna au Chaman, la voix rageuse.

« Cette chose n’est pas mon Dieu. Cette chose est une bête sauvage et dangereuse qui doit disparaître ! »

Joignant le geste à la parole, il épaula son arme pour tirer. Le Chaman s’élança vers le chef des Changü.

« Toräl, non !… Ta fille… »

Malgré cela les hommes de Toräl et ce dernier lançaient déjà leur charge sur l’Azur. Seulement les ailes du monstre s’étaient refermées en un instant et tout son corps avait basculé sur le côté, au-dessus de Yâo et Naïta. Les fumerolles qui émanaient de lui grossirent dans le même temps, formant un immense tourbillon de nuages épais et sombres, le confondant avec la nuit. Le Chaman se réfugia derrière un des arbres du temple car en un éclair, le maelström forma un bouclier autour de la bête et renvoya à l’agresseur son feu vengeur en une valse fulgurante. Les éclats fusèrent de tous côtés. Les hommes de Toräl durent ramper, ventre à terre pour éviter le retour de leurs tirs. Certains atteignirent le toit des cellules du temple qui furent très vite la proie des flammes. D’autres s’écrasèrent en gerbilles sautillantes et incandescentes sur les pavés de la cour alors que d’autres encore allèrent mourir dans l’ombre du gouffre et s’éteindre dans le torrent. La tempête qu’avait déclenché l’Azur autour de lui se répandait sur le temple jusque dans la cité. Quand les tirs cessèrent, les rafales mirent un certain temps à se calmer, mais plus personne ne bougeait. Les décharges portées par les Pàonà dégageaient un épais rempart de fumée blanche, aveuglant du même coup les tireurs. Même s’ils disposaient encore de munitions, il leur fallait attendre que le nuage se dissipe. Mais Toräl n’attendit pas et versa de nouveau dans son réservoir la poudre d’amorçage et chargea son arme à l’aveuglette. Les bourrasques qui cerclaient la bête s’apaisèrent doucement et le voile opaque qui occultait sa matière s’amenuisait et s’effilochait pour ne laisser que des écharpes clair et brumeuses s’accrocher à ses cornes et ses ailes. Il souleva l’une d’elle sous laquelle étaient recroquevillés les enfants. Naïta était étendue sur le dos, son médaillon sur la poitrine. L’Azur pencha la tête et approcha sa gueule de la fillette quand Yâo s’interposa, se relevant, les bras en croix devant son amie.

« Non ! Vas-t-en. Laisses la ! »

Ses jambes flageolaient et son cri était plus désespéré qu’autre chose mais le jeune garçon avait eut si peur pour Naïta qu’il avait réagi sans réfléchir. Maintenant que l’œil féroce du monstre se posait sur lui, il n’était plus certain ne pas préférer s’enfuir à toutes jambes. Quand un nouveau tir retentit. Toräl avait rechargé son arme mais n’avait pas réellement pris le temps de viser à travers la fumée des premiers tirs. Aussi sa balle de plomb ne heurta que la corne de l’Azur, mais la gerbe de feu qui la suivait retomba sur le pauvre Yâo qui la reçu comme une douche brûlante sur le visage et ses vêtements qui s’enflammèrent aussitôt. Le jeune garçon poussa un hurlement strident, presque animal, et tomba à terre, se tortillant comme une anguille à qui on va trancher la tête. Naïta malgré sa blessure se précipita sur lui pour lui venir en aide. Au prix de mille efforts elle réussi tant bien que mal à retirer sa veste de coton épais pour y étreindre son ami et étouffer les flammes qui léchaient sa peau. Elle n’entendait plus les rugissements de rage de l’Azur qui s’était jeté sur Toräl. Le chef des Changü était tombé à la renverse, aveuglé par son dernier tir, c’est à peine s’il avait vu le monstre fondre sur lui. Sa gueule énorme jaillissante d’un enfer brûlant, traversant l’écran de fumée blanche et opaque des Pàonà, tout droit sorti d’un cauchemar de brume, s’était arrêtée à peine à une toise du père de Naïta qui, pour la première fois avait senti sa dernière heure arriver. Peut-être avait-il eu réellement tord de défier le Dieu du Ciel. À présent ce dernier allait se venger sans doute. En le carbonisant de son souffle ardent, en le déchiquetant sur place ou en le broyant sous ses pattes de reptile volant. Mais l’Azur avançait sa gueule emplie de crocs acérés vers Toräl tandis que celui-ci tentait vainement de reculer pour se soustraire à une morsure fatale. Soudain sa main heurta son Pàonà qui était tombé pendant la bataille et ses doigts l’agrippèrent à moitié mais l’Azur lui rugis toute sa colère au visage, l’avalant presque dans sa gueule hurlante si énorme que Toräl renonça à toutes tentative pour s’y soustraire. Le chef de la cité ferma instinctivement les yeux, mais la bête titanesque fit brusquement volte face, tournoyant sur elle même comme une tornade et se rua en un éclair vers l’abîme du torrent, bousculant tout sur son passage comme une rafale vociférante, laissant une traînée de sang chaud derrière elle disparaissant dans ses lambeaux de vapeurs, s’habillant de nouvelles volutes tournoyantes qui l’emportèrent dans l’ombre. Son vol remontait vers les sommets, on pouvait l’entendre mais  on ne le voyait plus. Tout le monde resta tétanisé jusqu’à ce que le battement de ses ailes ne se fasse plus entendre. Alors le Chaman se hâta de porter secours aux enfants. Naïta sanglotait doucement sur le corps de Yâo, immobile et inconscient. Les hommes de Toräl aidèrent ce dernier à se relever sans dire un mot. Le chef des Changü ramassa son canon et croisa le regard du Chaman sur le promontoire rocheux. Les deux hommes s’affrontèrent un instant. Les yeux du maître des prières étaient lourds de reproches. Les sentiments de Toräl étaient confus. Il s’y mêlaient honte et colère. Mais cette fois il mettrait fin à tout cela. C’était sa propre fille qui avait transgressé l’interdit et mis en danger les siens en attirant ce fléau sur la cité. Il n’était plus question de clémence. La moindre indulgence serait considérée comme une faiblesse et il ne pouvait pas se le permettre. Il tourna le dos au Chaman et, s’adressant à haute voix à ses hommes afin que chacun l’entende même au-delà des portes du temple, il donna ses ordres.

« Que le garçon soit ramené chez lui et qu’on l’y soigne. Faites venir les guérisseuses. Je vais rester dans la salle des prières pour y tenir conseil… Amenez moi le Chaman… et ma fille ! »    

 Toräl se dirigea d’un pas décidé vers l’intérieur du temple, abandonnant le maître au désespoir de voir brûler une partie de celui-ci, sans que personne ne se donne la peine d’y remédier. Ce châtiment n’était que le début des représailles.

 

 

Les Pàonà…

 

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 13

 

La pointe du destin se profilait dans le ciel du soir comme une dent brisée, couchée et prête à basculer dans le vide. Pourtant la plate-forme rocheuse était encore bien ancrée dans la montagne pour les siècles à venir même si sa surface vibrait au son des tambours. Frappant les peaux tendues sur leur cercle de bois creux, les mailloches accompagnaient les pas du cortège qui s’avançait sur le rocher des rituels.

Le cœur battant à chaque percussion brève et sèche, Naïta avançait. Elle progressait doucement, suivant le mouvement lent et solennel de la procession. Des hommes armés et des femmes officiant comme prêtresses au temple, l’accompagnaient en colonne de torches enflammées jusqu’à la pointe de la plate-forme. Leurs ombres retombaient ondulantes sur la roche mouillée et brillante. Les poignets de la fillette étaient ligotés devant elle et elle se tenait droite, fière, presque impassible, le regard lointain. Ses yeux étaient rougis mais secs. Tant de larmes en étaient sorties, qu’elle pensait les avoir écoulées jusqu’à la dernière dans un flot de colère asséchant jusqu’à son cœur, la douceur désertant son visage. Elle allait mourir… 

Sa vue se perdait dans l’immensité béante et impénétrable de la nuit qui reprenait ses droits au-delà de la pointe rocheuse et des flambeaux. Plus loin c’était le vide, le gouffre sombre, le noir absolu qui dévorait tout et où elle avait soudain envie de se jeter. La gueule de l’Azur s’était refermée sur le jour, emportant le monde dans l’ombre de ses entrailles. On ne distinguait rien, que les reflets des flammes se perdant sur les cimes des sapins. Un petit crachin de bruine glacée commençait à s’abattre sur l’assemblée réunie en contrebas du rocher, faisant grésiller les torches, luire les épaules cuirassées des hommes d’armes, s’insinuant froide et humide jusque dans les membres transis des plus jeunes. La procession s’était arrêtée. Naïta fut placée au centre de quatre Cóngs par un des hommes de son père, qu’elle connaissait bien. Elle chercha ses yeux, tentant de capter son regard fuyant. Elle voulait encore comprendre malgré sa résignation. Elle cherchait encore des réponses à ses questions perpétuelles qui la hantaient depuis deux jours. Comment pouvaient-ils faire cela ? Cet homme, ces gens qui l’avaient vu grandir, qui avaient joué avec elle, qui l’avaient accompagnée tout au long de son enfance, qui l’avaient toujours aimée et respectée. Pourquoi, sachant ce qui allait se produire, agissaient-ils ainsi ? Aucun d’entre eux ne lui viendrait-il en aide ? Aucun d’entre eux ne trouverait-il le courage de s’opposer à la volonté démente de son père ? Même le Chaman semblait s’y être plié ! S’ils avaient tous été de parfaits inconnus, les choses auraient été différentes. Mais en cet instant, Naïta les détestait tous, de toutes ses forces et cette rage était sans doute la seule chose qui la maintenait encore debout.

Cet homme qui évitait le regard accusateur et insistant de la fillette… D’autres comme lui avaient certainement conscience de faire quelque chose de mal. Ce rituel était un sacrifice. Chose que l’on ne pratiquait plus depuis des dizaines d’années et encore moins avec des êtres humains. Les dernières offrandes au ciel avaient été de jeunes agneaux égorgés au soir du solstice d’hiver sur la pierre du temple. Personne ne s’était donné la peine de gravir la montagne jusqu’ici.

Mais aujourd’hui tout était différent. Ils avaient peur, ils avaient tous peur. Toräl compris. Il n’y avait qu’à les regarder, tous réfugiés sous l’abri des arbres, prêts à se sauver, s’éparpillant dans la forêt comme un troupeau affolé en cas d’attaque. La fillette réprima un sourire. Ils étaient tous si pitoyables.

Daïa n’était pas présente. Bien entendu ! Sa mère s’était enfermée dans le temple – à moins d’y avoir été contrainte – lorsqu’elle avait appris ce qu’on allait faire de sa fille. Sans doutes avait-elle supplié son époux. Sans doute s’était-elle traînée à ses pieds, pleurant, hurlant, pour qu’il épargne la chaire de sa chaire. Sûrement. Mais cela n’avait servi à rien et en ce moment son unique prière s’élevait du temple vers les cieux pour implorer encore. À quoi bon ! Naïta eu un soupir désabusé. Voir sa fille mourir. Quelle mère aurait pu supporter un tel spectacle ? Car c’était bel et bien un spectacle. En songeant avec quelle simplicité elle avait fait venir l’Arcane pour la première fois à cette même place, la fillette ne pu que se moquer de cette mise en scène grotesque. Alors que les hommes d’armes l’avaient laissée seule, elle promena son regard autour d’elle. Les Cóngs avaient été placés dans leurs traces et le calme s’était fait autour de la pointe du rocher. Que pouvait-il se passer à présent ?

Au bout d’un long silence, tout juste troublé par le clapotis de la pluie, Naïta laissa échapper un rire irrépressible face au constat qu’elle venait de faire. Prise d’une rage soudaine, elle se tourna vers l’assemblée et les toisa.

« Eh bien ?… Que regardez vous ?… qu’attendez vous ?! »

Personne ne répondit. La plupart avaient baissé les yeux. D’autres la regardaient toujours comme si elle n’avait pas parlé ce qui ne fit qu’amplifier sa colère.

La brume remontait de la gorge vers les sommets et envahissait doucement les lieux, transformant les flambeaux en pâles lueurs, des brûlots timides entourant le rocher. Le brouillard faisait partie de la vie de la cité, mais parfois il prenait une épaisseur, une ampleur, une vie propre qui devenait inquiétante. C’était le cas ce soir. C’était un monde qui n’appartenait ni au royaume des vivants, ni à celui des morts. Opaque, palpable et pourtant insaisissable, infranchissable et glacial, il était à lui seul le domaine des Dieux. Aucun mortel ne s’y sentait en sécurité car depuis toujours il était considéré comme le souffle de l’Azur.

Ce voile qui envahissait tout encouragea Naïta dans ses sarcasmes. Elle se sentait moins seule tout à coup.

« Vous semblez tous avoir oublié une chose, bande de trouillards imbéciles !… Je suis la seule à pouvoir appeler l’Azur. Alors ?… Que croyez vous ? Que je vais appeler ma propre mort ? »

Le Chaman avait détourné son regard pour croiser celui de Toräl. Celui-ci hocha la tête comme pour approuver à la question muette du maître des prières. Ce dernier sortit du rang des prêtresses et vint échanger quelques mots à voix basse avec le chef des Changü qui acquiesçât nerveusement en disant ce que Naïta perçut car son père ne savait pas chuchoter.

« Fais ce qui doit être fait ! »

Le maître des prières se détourna et gravi la roche qui le séparait de la fillette, appuyé sur son bâton. Il s’avança vers elle. Naïta le regard suppliant, s’adressa à lui presque en chuchotant.

« Mon maître, je vous en prie… Vous êtes le seul à pouvoir les convaincre et persuader mon père d’arrêter cette folie…  »

Le vieil homme plongea son regard vif et bleu dans celui de la fillette mais il ne semblait pas l’écouter, comme pris par la transe. Il prit la main gauche de l’enfant sans méfiance et y plongea un petit poignard sorti de sa robe de bure. Naïta hurla sous la morsure du tranchant, la lame entailla profondément la paume sur toute sa largeur, brûlant la chair sur son passage. Lorsque enfin il lâcha sa main, la clameur de l’enfant s’évanouissait en écho plaintif dans l’air du soir, chargé de fumées à l’odeur âcre s’échappant des feux sacrificiels. La fillette avait arraché sa main mutilée à l’étreinte du chaman pour la recroqueviller contre sa poitrine. Elle serrait son poing en gémissant. Elle aurait cru y tenir son cœur arraché, les yeux hagards, rivés sur le sang chaud qui s’écoulait abondamment entre ses doits repliés, impuissants à le retenir. Elle était devenue livide et une puissante nausée s’empara d’elle. Elle lança au vieillard un regard empli d’incompréhension. Sa vision se brouillait soudain derrière le flot de ses pleurs et elle senti le vertige, qui jusqu’ici lui était inconnu, prendre possession de son corps. Les larmes ruisselaient sur ses joues brûlantes. Elle ne pouvait s’empêcher de sangloter comme une enfant, comme la fillette qu’elle était. Ses jambes se dérobèrent sous elle et elle tomba à genoux. Les lèvres entrouvertes et la gorge étranglée, elle était incapable de parler. Incapable de demander au Chaman pourquoi. Pourquoi lui aussi la trahissait après avoir fait semblant de la soutenir. Pourtant un sourire étira la barbe du vieillard. Un sourire doux qui n’avait rien de cruel. Naïta surprise, scruta les yeux de son maître. Son regard était maintenant doux, affectueux comme elle l’avait toujours connu dans ces moments de complicités où le vieil homme lui offrait sa compassion. Pourquoi cette attitude si confiante dans un moment pareil ? La douleur palpitant dans sa main et tout son être, Naïta comprenait pourtant qu’il se passait quelque chose. Le chaman tentait-il de lui faire entrevoir que ce qui allait se passer n’était pas fatidique ? Il revint vers elle après quelques incantations murmurées au vent, passant entre les flambeaux qui entouraient le totem. Il colla presque son visage à celui de la fillette et dit dans un souffle :

« Ton sang… »

Il saisi et ouvrit la main meurtrie de Naïta qui gémit à nouveau étouffant un sanglot.

« Ton sang pour le sien. Touches l’Arcane, mêles ta vie à la sienne et tu vivras mon enfant. Courage ! »

Sur ces mots il glissa le poignard dans la main valide de la fillette et s’écarta d’elle en déclamant, les bras levés vers le ciel :

« Que l’Azur ai pitié de toi, Naïta ! »

Baissant les mains il jeta un dernier regard à l’enfant. Un regard soudain triste, le front plissé d’inquiétude.

« Adieu petite. »

Puis il s’éloigna pour rejoindre les autres et disparaître dans la sombre épaisseur du bois, la laissant seule en apparence mais épiée de tous.

« Tous des lâches ! » pensa-t-elle. Y compris lui. Le maître des prières semblait avoir tenté de la rassurer de manière bien étrange et brutale. Que voulait dire ses dernières paroles ? Comment pouvait-il croire une seconde qu’elle avait une chance de survivre ? Pourtant, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, cet espoir, si infime soit-il, elle le ressentait malgré tout. Une sorte d’instinct de survie certainement. Un sentiment qui tient l’être si fort, qu’il est capable de nous faire croire la mort impossible jusqu’au dernier instant, avant son baiser funeste. Seulement le désarroi que Naïta avait pu lire dans les yeux du chaman ne faisait que renforcer sa propre angoisse. Elle allait mourir et rien ni personne ne la sauverait plus désormais. Elle devait attendre à présent. Attendre sa fin avec dignité et oublier la peur. C’était cela le plus dur. Mais elle savait que tous l’observaient dans l’ombre de la forêt. Cachés comme des lapins craintifs dans leur terriers. Elle n’allait pas leur donner le plaisir de la contempler transie de peur. Après tout c’est elle, ici, qui prouvait maintenant qu’elle avait plus de courage que tous ces poltrons réunis. Mue par ce sentiment de colère qui montait en elle comme une seconde force, un deuxième souffle de vie, elle se releva et affronta l’horizon invisible, la tête haute, le front droit encore tremblant, sa main meurtrie souillant ses vêtements, mais le visage fier sur lequel ses dernières larmes finissaient de sécher au vent.

 

 

Poignard du Chaman…

 

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 14

 

Le brouillard irréel s’épaississait toujours plus sur la pointe du Destin et Naïta laissait divaguer son esprit déjà absent. La douleur de sa blessure à la main était si forte et cuisante qu’elle la plongeait dans une sorte de transe entre évanouissement et hurlement intérieur. Le silence s’était installé de nouveau, pesant et insupportable aux frêles épaules de la fillette. Elle fixait la nuit devant elle appelant soudain la mort de toutes ses forces. Sur une pensée pour sa mère les larmes lui vinrent baignant ses yeux d’une douceur apaisante sous le souffle léger de la brume. La rage montait en elle, déformant ses traits, fronçant ses sourcils, tordant sa bouche en un rictus écoeuré, les lèvres tremblantes humectées de pleurs. Elle sentait toujours les regards fixés sur elle et leur attente autant que la sienne lui devenait insoutenable.

Elle hésitait entre courir pour sauter dans l’abîme noir ou se donner la mort devant tous avec le poignard que le chaman lui avait laissé. Sans doute était-ce même dans ce but que le maître des prières avait glissé l’arme dans sa main valide. Mais assurément disparaître dans l’ombre la séduisait plus en cet instant. Déterminée, elle glissa le poignard dans sa ceinture et fit un pas en avant mais la pointe de son pied buta contre un obstacle invisible. Elle posa son regard au sol. Il n’y avait rien. Pourtant Naïta sentait tout son corps résister subitement à sa volonté de bouger et encore plus à celle de se jeter dans le vide. Surprise et contrariée elle se tourna sans comprendre vers les autres et le chaman devant eux. Il la regardait fixement et elle pouvait l’entendre murmurer, tenant son bras légèrement levé sous la large manche de sa tunique.

Le sang de l’enfant ne fit qu’un tour. Comprenant qu’en plus de l’avoir mutilée il ne lui laissait pas le choix. Elle était prisonnière des pierres de prières. Elle ne pouvait pas sortir. Disposées en carré autour d’elle, les Cóngs suffisaient à la clouer sur place sans avoir besoin d’ouvrir une porte du ciel. La litanie que le chaman marmonnait tout bas accentuait le pouvoir tellurique des pierres sur la parcelle qu’elles enserraient. Sur cet emplacement précis l’attraction se trouvait décuplée autant qu’elle pouvait être annulée lorsqu’une porte s’ouvrait. Impossible de sortir ! Naïta entra dans une fureur incontrôlable et fit face à tous ceux qui osaient encore soutenir son regard empli de démence.

« Je ne l’appellerais pas ! » cracha-t-elle. « Faites le vous même si vous le pouvez bande de lâches ! Je vous déteste tous, m’entendez vous ? Je vous hais et vous maudis ! Je ne suis pas des vôtres, aujourd’hui je le sais, je ne l’ai jamais été ! »

Ces grands yeux bleus fulminaient. Sur ces paroles prophétiques elle saisit, de sa main ensanglantée, son chignon de jais et brandis le poignard au-dessus de sa tête. D’un coup sec et sans accrocs la lame fine et aiguisée tranchât la chevelure d’ébène. Naïta rejeta à terre sa coiffe traditionnelle et son peigne de jade comme des trophées brisés et perdus. Les longs cheveux s’éparpillèrent sur la roche en corolle noire et vermeille. L’assistance, décomposée par ce geste, se taisait. Le chaman restait fixé sur Naïta. Ses cheveux courts désormais, retombaient en mèches folles et désordonnées autour de son visage, collées ça et là par le sang poisseux. La fillette siffla entre ses dents, défiant le chaman.

« Je ne l’appellerai pas ! »

Le chaman n’avait pas d’autre choix à présent. Il entonnât la note vibratoire qui ouvrit la porte du ciel. Les Cóngs se mirent aussitôt à vibrer d’une lueur bleutée puis enserrèrent l’enfant entre quatre murs de lumière. Naïta comprenait mieux à présent pourquoi le maître des prières avait entaillé sa main. Personne ne pouvait ouvrir une porte du ciel à sa guise sans s’y trouver lui même. Seul le chaman pouvait prétendre à ce pouvoir à condition de placer au centre des Cóngs une personne blessée, meurtrie ou souffrante. La porte du ciel s’ouvrait alors sous ses incantations afin de soigner le mal du faible. Ainsi il pouvait appeler lui même l’Azur à travers elle en profitant de la blessure qu’il lui avait infligée. Quel pitoyable artifice!

Naïta bouillonnait. Elle semblait possédée. Ce subterfuge auquel ils avaient recours suffirait-il pour faire venir l’Azur jusqu’à elle ? Peu lui importait à présent. Se barbouillant le visage du sang qui s’écoulait encore de sa plaie béante elle entonna sa malédiction.

« Par le sang que vous avez fait couler, je vous condamne. Par le cri de l’innocence, j’en appelle à l’Arcane. Par le sacrifice de mon âme, je vous maudis. Que vos vies ne soient plus désormais que souffrance et peur, que la cité des nuages tombe aux mains de l’ombre, que vos jours soient sans saveur, que vos nuits soient sans repos. A jamais entre colère des eaux et des cieux, vous vivrez. »

En proférant ces paroles pour les condamner tous, Naïta sentait une puissance nouvelle et étrangère la grandir. Elle voyait les visages des habitants de la cité se métamorphoser devant elle. Ils prenaient tous peur en entendant ces mots et un même mouvement de recul les pris soudain. Même le chaman se retira de quelques pas, baissant le bras et laissant s’évanouir les vibrations de sa gorge dans l’air de la nuit troublé par les torches. La porte du ciel se refermât, rendant sa liberté à Naïta.

Un long frisson parcourut l’échine de la fillette. Elle se retournât lentement, comprenant que ses invectives n’étaient pas seules responsables de la terreur qu’elle lisait dans les yeux de ceux qui l’avaient mise là.

Devant elle, il n’y avait rien que l’obscurité impénétrable et insondable. Pourtant elle sentait une chaleur, un souffle tiède qui réchauffait son visage, faisant sécher le sang qu’elle y avait déposé. Puis elle compris lorsqu’elle leva la tête. Au-dessus d’elle, des voiles de vapeur avaient pris forme, s’arrachant au brouillard ambiant et dansant dans le ciel sans vent tout en dessinant des figures étranges. Ces même volutes de nuages qui étaient venu jusqu’à elle dans le cachot.

Naïta se mit à trembler, le souffle chaud se rapprochait et un grondement se fit entendre. Tout droit sortie des ténèbres, la dominant de toute sa hauteur, la tête colossale de l’Azur s’arrachât alors à l’obscurité. Il semblait naître de la nuit, vêtu d’elle. Petit à petit, l’ombre lui donnait vie. Il était là ! Juste derrière la fillette. Depuis combien de temps ? En contrebas les habitants de la cité avaient vu ses grand yeux s’ouvrirent derrière la brume et se mettre à briller dans la pénombre avant qu’il n’avance dans la lumière des torches qui entouraient Naïta et leur révèle sa présence par sa terrible gueule d’où émanaient les lambeaux de brume.

La fillette chancela et failli tomber à la renverse mais elle tentât de garder le peu de contenance qui lui restait et fit face à l’Arcane. Mais son corps tremblait de tout ses membres alors que le monstre majestueux et effrayant approchait son museau anguleux à moins d’une toise de son visage couvert de sang séché.

Dans un élégant mouvement d’arabesques blanches la bête tourna la tête de côté comme un oiseau curieux et pointa son œil d’éther sur Naïta. La fillette ne pu s’empêcher de reculer manquant de glisser de la roche. Cette fois elle ne pouvait pas se réfugier sous la pierre pour échapper à la créature divine.

Mais déjà l’Azur se redressait de toute sa grandeur et l’enfant vit briller sa gorge d’un éclat pourpre et luisant. C’était du sang qui recouvrait les écailles de son cou. Ainsi il avait bel et bien été blessé par Toräl et ses hommes sur la pierre du temple lorsqu’elle avait failli le toucher. Naïta fut soudain tirée de ce souvenir par un cri.

« Toräl non ! »

La fillette fit volte face vers les habitants de la cité, voyant le chaman se précipiter sur le chef des Changü et ses soldats qui avaient déjà au creux du bras des Pàonà chargés et prêts à tirer. Le chaman tenait l’épaule du père de la fillette d’une poigne de fer.

« Es-tu fou ?! La dernière tentative ne t’as-t-elle pas suffit ? Baisse cette arme, tout de suite ! »

Tous deux se figèrent en entendant le grognement de l’Azur qui, dressé tel un rapace sur ses pattes arrières avança l’une d’elle sur Naïta. La fillette s’était retournée vers lui et il semblait prêt à se saisir de l’enfant dans ses effrayantes serres. Toräl était prêt à faire feu et leva son arme vers la bête. Alors que l’une des griffes acérées du monstre s’approchait dangereusement de Naïta, son père s’avança, l’arme au poing.

Percevant ce mouvement qu’il avait semblé vouloir ignorer les premières secondes, l’Azur recula sa patte et pencha son cou au-dessus de la fillette ouvrant sa gueule et grondant à la face de Toräl comme un avertissement.

« Toräl ! Recule, par les cieux ! » cria le chaman.

Mais comme le chef de la cité ne bougeait pas, appuyé par ses hommes, l’Azur déploya ses ailes magnifiques de part et d’autre du rocher, allongeant un peu plus son corps fascinant vers Naïta comme un félin se couche sur sa proie pour empêcher qu’on la lui vole. Un vent aiguisé s’était levé d’un coup, tout droit venu de cet abri que le monstre étendait autour de lui. L’animal d’un autre âge prit une profonde inspiration et ouvrit grand sa gueule sombre pour les gratifier d’un puissant hurlement qui plongea sur eux à travers une terrible bourrasque. Face à cette tempête irréelle, les Changü s’enfuirent à toutes jambes à travers les grands sapins dont les branches virevoltaient comme des brindilles sous la rafale que l’Azur crachait.

Toräl s’était couché et rampait sous l’abri de la pointe du Destin suivi par le chaman, s’agrippant aux racines et à la roche de toutes leurs forces. Tandis qu’il tentait de se redresser et d’enflammer la mèche de son arme le maître des prières le toisa, hurlant pour se faire entendre dans la tornade de brume qui les cernait.

« Arrêtes tout de suite cette folie. Tu ne peux rien contre l’Arcane ! »

Mais Toräl ne l’écoutait pas. Il lui jeta un regard mauvais, ses cheveux noirs secoués par la tempête finissaient de lui donner l’allure d’un dément. Il se contenta d’armer son Pàonà enroulant la longue mèche autour de son avant bras, attachant le bout au chien de métal du canon. Puis il se risqua à jeter un œil vers la pointe du rocher et dit.

« Ce n’est pas l’Arcane, ce n’est pas un Dieu. J’en veux pour preuve le sang de la blessure que je lui ai infligé qui coule encore sur sa gorge. » dit-il avec un sourire haineux. « Ce n’est qu’un monstre des sommets que je peux tuer. Et si tu dis vrai l’Azur n’est pas immortel ! »

Pendant une seconde le chaman ne pu s’empêcher de penser que, décidément Toräl avait aussi mal retenu les enseignements que sa fille, mais il se repris alors que le vent se calmait.

« Arrêtes Toräl ! Ce n’est pas ainsi que tu sauveras ta fille ! »

«Ce n’est pas ma fille !… » hurla-t-il fulminant. « Ecartes toi vieil homme!»

Le chaman resta interdit l’espace d’un instant, puis se jeta de nouveau sur son bras.

« Si tu ne cherche pas à sauver Naïta alors cela suffit. Laisse l’Azur l’emporter. Il faut le laisser repartir avec l’enfant. C’est ainsi que cela doit être. »

Mais Toräl se dégagea brutalement.

« Laisses moi ! Je n’ai que faire de tes conseils de sorcier. »

Mais alors qu’il relevait son arme vers l’Azur, il vit Naïta. La fillette avait rampé jusqu’au bord du promontoire rocheux, à l’abri des ailes de la bête. Leurs regards se rencontrèrent et tous deux se figèrent dans leur élan. Naïta baissa les yeux sur le canon que tenait Toräl, la mèche rougeoyante prête à enflammer la poudre. Elle n’arrivait toujours pas à y croire. Qui était cet homme ? Un chef de tribu qui protège ? Un époux qui rassure ? Un père qui aime ? Naïta ne le connaissait pas. Alors l’oeil aussi mauvais que celui de son père, la fillette serra les mâchoires et se releva, les poings fermés de rage. Elle se redressa dominant les deux hommes du haut du rocher, brandissant, de sa main valide, le poignard qui lui avait ouvert l’autre. Elle fixait son père le défiant de tirer s’il en avait encore le courage. Le chaman guettant les réactions de chacun ne pu s’empêcher d’entrevoir ce que la prophétie des pierres divinatoires lui avaient annoncé. Il failli tomber à genou en voyant Naïta debout, les cheveux courts dansant dans le vent, le visage fier,telle une guerrière d’un autre temps, alors que, derrière elle, le museau d’écailles et l’oeil de glace se fondaient dans les derniers reflets des torchères, semblant dire:

« Ne craint rien fleur de brume. Tu as un allié dorénavant ! »

Mais il vit aussi les larmes couler sur les joues rougies de sang de Naïta. Les lèvres entrouvertes, elle respirait difficilement. Comment tenait-elle encore debout après ce qu’il venait de lui faire subir ? Le maître des prières s’entendit prononcer un mot sans presque ouvrir les lèvres.

« Naïta… »

Le nom s’évanouit aussitôt dans un nouveau grondement de l’Azur. Alors Toräl repris contenance et visa mais d’un geste vif, le chaman saisi le morceau de mèche pendant entre son bras et l’arme. Le canon échappa au chef de la cité. Le coup parti mais le projectile de plomb dévia sur le rocher, s’y écrasant dans une gerbe de feu qui atteignit Naïta et cloua les deux hommes au sol. La fillette trébucha en s’écartant des flammes. L’Azur hurla de nouveau, battant des ailes, déplaçant autour de lui l’air de la nuit froide, déchaînant les quatre vents sur la pointe du Destin. Toräl était tombé inconscient près des arbres tandis que le chaman restait plaqué au sol sous la tempête. Il tenta de voir autour de lui. Plus personne. Tous avaient fui sans se soucier de leur chef et de ce qu’il adviendrait de Naïta. Comment avaient-ils pu en arriver là ? Il releva la tête vers la pointe rocheuse alors que le vent se changeait en brise. L’Azur repliait ses ailes et se penchait sur l’enfant. Le chaman se releva pour mieux voir, il ne distinguait pas Naïta sur le haut du promontoire. Alors qu’il reculait de quelques pas, la bête releva la tête vers lui, sans un bruit cette fois. Le vieil homme se figea. L’oeil du monstre rétrécit entre ses paupières puis il ouvrit la gueule et saisi Naïta entre ses crocs. Le chaman se retint d’avancer vers eux. La petite avait perdu connaissance. Son corps inerte pendait comme une minuscule poupée de chiffon entre les dents de l’Azur.

Alors dans un nouveau tourbillon de brume et de rafale, le dieu du ciel disparut dans la nuit étoilée. En quelques instants, le souffle de son vol fut loin et le maître des prières s’appuya sur son bâton pour ne pas s’effondrer. Il fixa longtemps l’horizon absent dans l’abîme sombre et le silence de nouveau présent et pourtant si invraisemblable. Il avait beau avoir vu et oeuvrer pour l’issue de ce rituel, il avait malgré tout du mal à croire ce qu’il venait de voir. Reprenant ses esprits il observa autour de lui. D’un pas lent il s’approcha du corps inanimé de Toräl et posa sa main sur son poignet… Il vivait toujours. Le vieil homme en fut soulagé même s’il se surprenait à avoir souhaiter le contraire. Il le laissa pourtant ainsi étendu et se dirigea sur le promontoire ou ne brûlait plus qu’une torche, qui avait miraculeusement résisté aux déchaînements de l’Azur. Son bâton résonnait sur la roche. Il atteignit le carré des Cóngs qui étaient couchés, sortis de leurs traces. Le chaman poussa un soupir en repensant à la rage qu’il avait lu dans les yeux de Naïta lorsqu’il l’y avait enfermée. Son cœur se serra malgré lui en songeant à la haine et toute l’incompréhension qu’il avait dû lui inspirer à ce moment là. Il se pencha pour ramasser l’un des blocs de jade ciselé lorsqu’une lueur attira son œil. Dans l’ombre d’une des pierres de prières brillait quelque chose d’un reflet rougeâtre. Son sang se figea et le cœur au bord des lèvres il se précipita sur l’objet. Sa main le saisi et il n’eut nul besoin de le porter à la lumière de la torche pour savoir de quoi il s’agissait. Dans la pénombre il avait reconnu le pendentif de Cinabre de Naïta.

Le vieil homme s’agenouilla sur la pointe du Destin tenant le précieux bijou des Anciens dans ses mains jointes. Il posa son regard vers l’aube timide qui rosissait à peine la ligne des dents de l’Azur à l’horizon. Une larme discrète coula le long de la joue émaciée du maître des prières et dans un chuchotement, presque un secret il laissa échapper de ses lèvres.

« Pardonnes moi mon enfant… »

 

 

La tête colossale de l’Azur s’arrachât alors à l’obscurité…

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 15

 

Tout était clair, luminescent et empli d’une douceur juste fraîche. C’était comme un nuage de neige qui tombe de la branche sur le visage dans un éclat de rire. 

 Lentement la lumière entrait dans son esprit. Les paupières closes de Naïta s’entrouvraient sur des parois de glace aux reflets bleutés. C’était comme se retrouver au creux d’une grande vague figée par le froid, dans un espace scintillant et lissé par des milliers d’étoiles. C’était les entrailles de la montagne. Une caverne enchanteresse de roc et et de gel miroitant.

Et d’eau… De l’eau que l’on entendait couler. Tomber goutte après goutte avec une infinie patience, dans une résonance millénaire.

Le temps s’écoulait à ce rythme. Lent et apaisant. Suivant les courbes de la roche glacée, chaque seconde semblant une éternité entre chaque ruissellement.

Une goutte, puis une autre, et un écho clair et limpide pour répondre à sa chute.

Tout doucement, Naïta se redressa.

Où était-elle ? D’où venait cette lumière si belle qui emplissait l’espace bleuté ? Sous quelle épaisseur de glace se trouvait-elle ensevelie ?

Lorsqu’elle posa ses mains sur le sol pour se relever elle laissa échapper un cri de surprise. Debout dans la caverne elle regarda ses paumes. Plus aucune trace de blessure ni de sang ne subsistaient. Aucune douleur non plus.

La lumière formait un halo de bien être autour de son corps qu’elle n’aurait su comprendre. Elle se sentait bien soudain. Légère et portée par un nouvel élan. Elle était vivante…

Ou peut-être pas ! Son cœur se serra soudain. Oui. Après tout, sa blessure, la pointe du destin au milieu de la tempête de l’Azur, les cris, les tirs de Pàonà de Toräl et puis plus rien.

Comment savoir si elle n’était pas morte ? Etait-ce là le passage vers l’autre monde ? Se trouvait-elle à la frontière des Ases ? Qu’y avait-il au delà ?

L’eau qui semblait tomber de haut dans un bassin, se jouant des réverbérations contre la paroi rocheuse, était invisible. Naïta l’entendait mais ne la voyait pas.

Ce qu’elle voyait en revanche c’était un immense pan de glace bleutée et veinée de blanc devant elle. La source du son venait de derrière. Curieuse elle s’approchât. Autour d’elle il n’y avait rien d’autre.

Elle fut surprise de ne ressentir aucune sensation de froid en posant ses mains sur ce mur parfaitement lisse. Elle poussa dessus légèrement sans vraiment croire à son geste. A cet instant la lumière s’intensifia de l’autre côté du rempart de glace. La fillette recula. Rien ne se passait si ce n’est un petit dessin à peine perceptible dans le creux du mur que la lumière venait de révéler en passant au travers.

Naïta se précipita pour mieux le voir mais sa forme, son détail lui échappaient déjà alors que la lumière disparaissait. Elle colla presque son visage près de la surface et poussa de nouveau sur le mur. Une seconde fois la lumière s’accentua et la fillette pu distinguer la forme cachée, ciselée dans la glace.

Elle reconnu surprise la figure qui s’y profilait alors qu’un souffle chaud venait empourprer son visage.

Instinctivement elle recula, portant la main à sa poitrine, tandis que sa paume la brûlait de nouveau et qu’une douleur sourde et froide envahissait son corps.

Devant elle le mur se mettait à vibrer, trembler sous l’impulsion d’un grondement gigantesque. Naïta tomba à la renverse et la lumière disparut. Ses yeux s’étaient refermés.

Elle ne tarda pas à les rouvrir au son d’un grognement terrifiant qui la poursuivait du cœur de son rêve à la réalité. Une réalité qu’elle n’aurait jamais souhaitée ni même imaginée. Ses yeux bleus, cernés de sang séché tiraillant ses paupières, s’ouvrirent sur ceux tout autant azurés de l’Arcane.

La gueule monstrueuse à quelques pas de l’enfant, les ailes appuyées au sol sombre d’une caverne en rien semblable à celle de son premier réveil.

Avant était le rêve, maintenant venait le cauchemar.

A choisir, elle aurait préféré être morte !

La bête se rapprocha et Naïta glissa en arrière sur son séant jusqu’à heurter une paroi près de laquelle gisait une vieille carcasse puante de ce qui avait dû être un takin. Ecœurée, la fillette fut prise d’un haut le cœur et se recroquevilla dans le creux de la roche.

Mais l’Azur restait face à elle, insistant, griffant le sol, approchant son museau au plus près. Alors c’était cela, se dit-elle. Elle allait servir de nourriture ? Elle allait rester cloîtrée dans ce garde manger jusqu’à ce que…

Non ! C’était impossible. Elle était si minuscule. Et si elle avait dû servir de pitance à cette grosse bête, il l’aurait déjà gobée depuis bien longtemps.

Au lieu de cela il l’avait amenée ici, dans son nid sans doute, l’avait veillée, réveillée, et maintenant que voulait-il ? Elle l’ignorait mais la manger sûrement pas.

Naïta porta la main à son cou comme elle l’avait fait quelques minutes avant dans son rêve. Son sang se figea en même temps que son regard sur l’Azur qui la fixait toujours.

Le médaillon… Elle ne l’avait plus. Elle remua, se secoua, fouilla les étoffes, passa sa main partout sous les couches de vêtements, se leva même et regarda autour d’elle. Rien. Où pouvait-il être ? Elle tentait de rassembler ses souvenirs lorsque la bête gronda de nouveau.

La fillette leva vers elle un regard empli de désespoir et alors que l’Azur se penchait dangereusement vers elle, Naïta esquiva son approche et tenta de passer sur le côté mais le monstre lui coupa aussitôt la retraite d’un mouvement d’aile.

Alors elle se mit à crier.

« Laisse moi ! Laisse moi !! »

Retournant se réfugier près de la carcasse du takin, elle se mit à pleurer, incapable de contrôler son angoisse. Qu’allait il lui faire ? Qu’allait-il se passer ? Instinctivement elle savait bien ce que désirait l’Arcane. Chaque fois qu’elle l’avait vu, elle était en possession du médaillon et c’était finalement la seule chose qui semblait attirer la bête.

Maintenant qu’elle ne l’avait plus, qu’il était perdu, qu’allait-il lui arriver ? Sans le bijou de cinabre, elle n’était rien. Rien d’autre qu’une petite fille orgueilleuse qui avait joué avec le destin du Ciel et qui s’y était ouvert la main.

Les grognements se faisaient plus insistants et l’Azur faisait tanguer sa tête cornue aux écailles de nuit bleutée devant elle, lui barrant la route. Combien de temps allait durer ce supplice ?

N’ayant plus rien à perdre et alors que sa blessure à la main commençait à s’ouvrir de nouveau, Naïta avisa l’encolure à la carapace toujours couverte du sang du monstre. Elle repensa aux dernières paroles du maître des prières.

« Ton sang… Ton sang pour le sien. Touches l’Arcane, mêles ta vie à la sienne et tu vivras ! »

Quel sens donner à ces mots ? Le sang de l’Arcane pouvait-il la guérir ?

Prise d’un courage désespéré, la fillette s’avança vers l’Azur, tendant sa main meurtrie vers le sang encore luisant qui couvrait son cou. Mais la bête recula et la força à faire de même. Naïta retomba sur le dos dans un cri de douleur. La colère la pris soudain alors qu’elle sentait de nouveau son cœur battre dans sa plaie ouverte.

« Laisse moi te dis-je ! Cria-t-elle au monstre. « Je n’ai pas ce que tu cherche ! Je ne l’ai plus ! Alors fiches moi la paix, laisse moi partir ou bien mange moi, qu’on en finisse ! »

L’Azur avait tourné son œil de glace sur elle comme pour mieux l’écouter mais lorsqu’il se remit à gronder, la fillette anéantie s’accroupit doucement comme pour le supplier. Et alors qu’il se redressait en battant des ailes, Naïta aperçu derrière lui le fond de la caverne. A une trentaine de pieds de là, se trouvait une petit cavité sombre assez grande apparemment pour qu’elle puisse s’y faufiler. Ce pouvait même être une sortie qui sait ? Rassemblant ses dernières forces et tandis que l’Arcane donnait de la voix contre le plafond de la caverne, la fillette se précipita sur le côté de la bête. Elle courut aussi vite qu’elle pouvait comme lorsqu’elle dévalait la montagne avec Yâo pour rentrer vers la cité. Elle glissa, roula et se remit sur pieds aussi vite que l’éclair alors que le monstre se retournait vers elle. Galopant à toute vitesse, Naïta sentait avec désespoir à quelle allure l’Azur la rattrapait. Il n’avait qu’un pas à faire quand il il lui en fallait cent ! Les larmes montèrent à ses yeux et alors qu’elle sentait faiblir ses petites jambes elle puisa en hurlant dans ses dernières ressources, poussée par le souffle menaçant du monstre près à se saisir d’elle. Elle plongea littéralement dans la cavité, juste assez grande pour elle et laissa de nouveau échapper un cri de terreur en rencognant ses jambes contre elle avant que l’Azur ne les attrape.

« Vas-t-en ! » lâcha-t-elle instinctivement.

Mais il resta longtemps devant l’entrée du goulot, comme le chat traque la souris dans son trou. Les bras de brume échappés de sa gueule, s’étirant à l’entrée de la cachette semblant tenter vainement d’en écarter les parois.

Naïta hésitante, se mis à ramper de plus en plus loin dans cette bouche de roche humide, jusqu’à ne plus entendre les grondements qui hantaient ses rêves.

 ______________

Sur la pointe du Destin, le maître des prières attendait. Assis en lotus, les Cóngs soigneusement rangés près de lui, il patientait depuis plusieurs jours.

Depuis que L’Azur avait emporté Naïta dans sa gueule fumante, le vieil homme n’avait pas bougé. Il n’avait trouvé ni la force ni la raison de regagner la cité. Et d’ailleurs personne ne semblait s’être inquiété de son absence. Ce qui était une bonne chose finalement !

En reprenant entre ses mains le bijou de cinabre, il avait été pris de remords et de doutes indéfinissables.

Avait-il bien fait ? Avait-il vraiment su lire ? Avait-il réellement compris les paroles cachées des pierres de divination ?

Cela importait peu désormais. Il était trop tard. Trop tard pour sauver l’enfant. Trop tard pour sauver sa mère. Trop tard pour son père. Trop tard pour eux tous, lui compris.

Au fond de lui, le maître savait que Naïta vivait toujours. Mais sans le médaillon, quelles étaient ses chances ? Alors mû par ce sentiment qu’il pouvait y faire quelque chose, il s’était assis là, le bijou dans les mains jointes en prière et il avait attendu. De longues heures. Sous le vent, dans la nuit, soumis à la pluie, au froid et depuis ce nouveau matin, aux premiers flocons qui allaient bientôt plonger la cité dans l’hiver glacial. Les réserves étaient faites, on ne manquerait de rien cette année. Mais la cité resterait à jamais marquée par l’absence de la fille du chef des Changü ainsi que par sa terrible malédiction.

Car Naïta avait beau n’être qu’une enfant, chacun, tout comme le chaman avait pu sentir tomber sur lui comme une pluie glacée, les mots qu’elle avait prononcés. Et ce sort, déjà oublié de tous, pèserait pourtant à jamais sur ceux qui avaient trahis la confiance d’une enfant. Le vieil homme en était convaincu.

Alors dans un espoir sans doute absurde, il était resté là. Ne voyant rien d’autre à faire qu’attendre. N’importe quoi, un signe, un bruit.

Il était là immobile, laissant passer un vol d’oiseaux, un petit troupeau de bharals ou encore quelques rongeurs en quête de dernières graines à remiser dans leur terrier pour l’hiver naissant.

Il était là, imperturbable, figé comme une statue que la neige commençait à couvrir de sa poudre blanche, comme décidée à le faire disparaître au regard du monde.

Les yeux fermés, le visage baissé dans un demi sommeil, les pensées du chaman tourbillonnaient depuis plusieurs jours. Plongé dans une transe qui le détachait du temps terrestre, affranchi de toute souffrance physique, le vieil homme appelait malgré lui et comme il le pouvait le dieu du Ciel.

Il avait d’abord voulu ouvrir de nouveau une porte à l’aide des Cóngs mais l’une des pierres de prières avait été fêlée dans la confusion de ce soir maudit.

Sa résistance et sa patience était sans faille mais il ne pouvait s’empêcher de douter malgré tout.

Douter de lui même. Douter de ses dons, de ses visions. Il s’en voulait par dessus tout d’avoir perdu cette enfant si précieuse et de l’avoir à la fois trahie et déçue. Cette enfant qu’il aimait comme sa fille sans jamais le lui avoir montré, il la savait encore en vie. Mais dans quel état était-elle ? Que pensait-elle ? Que vivait-elle en ce moment ? Dans quel cauchemar l’avait-il envoyée ? Aurait-elle la force d’y survivre ? Toutes ces questions s’enchaînaient dans sont esprit torturé de remords lorsque le maître des prières entendit un bruit. Non pas un bruit, un souffle, un battement.

Il ouvrit lentement les yeux sur ses mains posées, toujours nouées autour du médaillon, et il vit les lambeaux de brumes comme des serpentins vivants se mouvoir autour de lui, frôlant ses doigts crispés sur le bijou. Alors sans relever la tête immédiatement il détendit ses membres transis et parvint à ouvrir ses paumes pour dévoiler le cinabre ciselé à l’Azur.

Un long grondement où ne pointait aucune menace se fit entendre. Le chaman releva la tête vers le dieu. Il voulait lui parler mais les mots refusaient de sortir. Voué trop longtemps au silence et les lèvres soudées par le froid le vieil homme ne vit que par la pensée des fragments d’images, de songes ou de réalité, il n’en savait rien. Mais en plongeant ses yeux dans l’oeil d’azur qui le fixait il fut certain que l’enfant était toujours de ce monde.

Il tendit le médaillon à l’Arcane qui s’en saisi de sa langue pour l’emporter entre ses crocs comme il l’avait fait avec la fillette. Ce souvenir fit frissonner le vieil homme. Il regarda de nouveau la bête immense et compris soudain une chose. Une chose essentielle. Une vision, bien réelle cette fois. Une certitude qui lui arracha un sourire malgré lui.

Il se leva alors que l’Azur reculait s’écartant de la pointe rocheuse. Le vieil homme s’appuya sur son bâton et resta silencieux devant le monstre cerné d’écharpes de fumée mouvantes autour de son corps. Il tourna son museau d’écailles orné de long poils d’argent vers le chaman et ouvrit la gueule dans un léger cri que le maître des prières ne lui connaissait pas.

Un « Merci » sans doute ! Le vieil homme inclina la tête non sans inquiétude pour ce qui attendait Naïta. Lorsqu’il releva les yeux, l’Azur disparaissait dans le ciel gris chargé de neige, happé par la brume opaque, gagnant des sommets où, bien au-dessus des nuages, le soleil billait sûrement.

Résigné, le chaman ramassa les Cóngs, secoua sa pèlerine et se retourna, avançant son bâton pour descendre du rocher lorsqu’il suspendit son geste. Au pied de la pointe du Destin, à l’orée des sapins déjà couverts d’une épaisse couche de neige poudrée, se tenait Toräl.

 

 

Le Bharal…

 

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 16

 

Il faisait un froid glacial dans la caverne. Des petites plaques de givre couvraient l’écharpe que Naïta avait enroulée autour de sa tête et la glace s’était formée devant sa bouche pendant la nuit. La fillette était transie, recroquevillée dans le boyau de roche qui était devenu son nid depuis plusieurs heures, plusieurs jours. Combien elle l’ignorait. L’obscurité permanente, l’absence de lumière lui avait retiré toute notion du temps. Elle n’aurait su dire si il faisait nuit dehors ou si le soleil était déjà levé. La faim tiraillait son ventre. Sa blessure était refermée en un amas de croûte de sang séché, gelé, se craquelant à chaque mouvement de ses doigts et lui infligeant chaque fois presque autant de douleur que la lame qui l’avait méchamment ouverte.

Elle se sentait pleine de vermine malgré le froid. Ses cheveux, même courts désormais, étaient collés en paquets noueux, mêlant terre, sang et sueur sur son front et ses tempes. La peau de ses joues tiraillait, prête à se fendiller comme une couche d’argile trop sèche, lui rappelant cruellement les larmes qu’elle y avait versée. Ses yeux étaient encore brûlants de rage et de désespoir. Elle revoyait encore le regard du Chaman, approchant, la dague au poing pour lui ouvrir la paume et la faire hurler de douleur. Naïta en serra les dents. Ce souvenir resterait gravé en elle. Cette trahison était marquée pour toujours dans sa chaire et elle se surprenait à songer qu’elle aurait préféré être morte plutôt que de souffrir encore pour mourir malgré tout, mais plus tard, lentement, seule et dépossédée d’elle-même. Ses lèvres gercées s’ouvraient tout juste, sous peine de saigner. Que n’aurait-elle donné pour un peu d’eau et une noix de graisse de laine pour apaiser les brûlures du froid.

De l’eau. Elle avait tant besoin de boire ! Où qu’elle se trouve dans la montagne, elle était persuadée que l’Azur l’avait emportée très haut. Si elle parvenait à se risquer au dehors, sans doute pouvait-elle espérer trouver un peu de neige pour étancher sa soif. Elle avait déjà recueilli sur sa langue le givre que son souffle avait déposé sur la laine de son vêtement. Mais ce n’était que quelques gouttes. Peu à peu, elle s’éveillait doucement, tentait de maîtriser sa respiration comme elle l’avait appris, tout en se concentrant sur les sons qui provenaient de la caverne. Avait-elle été si loin dans le creux de se boyau de terre et de roche lugubre où elle s’était tortillée comme un lombric pour échapper aux griffes du monstre ? Sans doute, car elle ne percevait pas grand-chose. Hormis un léger clapotis très lointain, elle avait la sensation d’être prise au piège à des lieues sous terre. Déjà enterrée, déjà morte.

Pourtant, un petit souffle d’air parvenait jusqu’à elle et elle l’inspira. Le monstre n’était pas là. Mais il ne tarderait sans doute pas. Lentement elle se mit à remuer un muscle après l’autre, puis un membre. Une main, une jambe, la nuque, s’obligeant à grelotter pour réchauffer son corps. Alors seulement, elle rampa, pouce par pouce vers la sortie de son misérable terrier. La progression était une souffrance. En se traînant de la sorte, il lui semblait qu’elle laissait à chaque avancée un morceau de son corps, se décomposant, s’abandonnant dans les ténèbres. Toutes les parcelles de sa peau paraissaient piquées au fer rouge à chaque mouvement.

Elle aurait voulu s’arrêter, rester là, s’endormir et oublier jusqu’à l’origine du mal qui la rongeait et qui l’avait amenée ici. Le médaillon de cinabre l’avait quittée. Il était perdu et sans lui elle se mourait. Aucune pierre de prière n’était là pour l’aider à se soigner. Elle était seule dans l’antre de l’Azur, blessée, transie de froid et presque morte de faim.

Faim ! Oui, elle avait faim et soif. Et bon sang, s’il lui restait assez de force pour s’extraire de son trou de souris dur et glacé, elle devait passer outre la douleur de ses membres souffrants. Elle n’avait pas survécu à tout ce qui s’était abattu sur elle pour trépasser aussi misérablement ! Elle se remit à ramper en gémissant, sentant le filet d’air devenir plus vif. Après s’être encore traînée un temps qui lui parut infini, elle entrevit la sortie du boyau et s’agrippa aux parois pour se glisser sur le sol de la caverne.

Elle y entra comme dans un nouveau monde, une seconde naissance, extirpée du ventre de la Terre, les yeux à peine ouverts et tremblante comme un nourrisson qui vient de voir le jour. Pour un peu elle en aurait crié son soulagement. Combien de temps avait-elle passé dans ce trou ? Les geôles du temple étaient un regret au regard de ce qu’elle quittait enfin. Cependant il ne fallait pas être trop regardante. Peut-être n’aurait-elle d’autre choix que de s’y engouffrer de nouveau si la bête revenait à l’improviste ! Et d’ailleurs, il ne fallait pas perdre de temps.

Naïta roula sur le côté et se redressa à quatre pattes. Elle se sentait incapable de se mettre debout. La simple idée de tendre ses jambes était une véritable torture. Il fallait bien se lever. Il fallait marcher, sortir, s’enfuir. Elle s’appuya sur ses mains et se redressa en douceur tout en expirant. Chaque muscle était tendu comme une corde d’arbalète prête à tirer. Comme un enfant fait ses premiers pas, Naïta chancela plusieurs fois avant de parvenir à se tenir debout et à avancer de quelques pas mesurés.

Tout était silencieux. Elle découvrait l’antre de la bête avec stupeur, n’ayant, pour ainsi dire, pas vraiment eu le temps de s’attarder sur cet endroit, avant de s’engouffrer dans sa cachette de fortune. Le lieu n’avait rien d’un nid conventionnel. Rien du confort douillet qu’on peut attendre des plumes d’un nid d’oiseaux ou d’un terrier rempli de mousse et de feuilles. Il ne comportait qu’une énorme pierre creuse qui aurait pu facilement contenir trois ou quatre grands gaillards les uns contre les autres, couchés comme ils étaient dans le ventre de leur mère avant de voir le jour. Les profondes entailles dans la roche grise laissaient penser que l’Azur l’avait façonné de ses propres griffes. L’imposant morceau reposait sur un tas pyramidal de pierres presque toutes de la même taille, arrondies, noires et fumantes.

Elles ressemblaient à celles que l’on trouvait en grande quantité près des montagnes qui crachaient des rivières de feu. Les méandres incandescents finissaient par calmer leurs ardeurs et par refroidir et durcir pour donner des pierres de feu extrêmement solides et capables de conserver et restituer la chaleur.

Le maître disait que des créatures semblables à l’Arcane mais mille fois plus gigantesques vivaient dans les profondeurs de la Terre. Déplaçant les montagnes ou les faisant surgir sous leurs crêtes, faisant trembler les sommets à chacun de leur mouvement. Et parfois, n’en pouvant plus d’être prisonniers des gouffres sous la surface, ils crachaient leur feu de colère et leur souffle sulfureux par ces montagnes pour faire entendre leur désespoir. Selon le chaman, même si les humains voyaient ces événements comme de dangereux cataclysmes, cela n’était que de la tristesse et c’est pour cela que l’on nommait ces pierres « Les Larmes de Feu ».

Mais tout cela était-il vrai ? Quel sens cela pouvait-il bien avoir ? Le maître et ses légendes… Ses belles histoires emplies de merveilles, de symboles et de magie dont elle s’était nourrie. Tout ce temps que Naïta avait passé près de lui à suivre ses enseignements, à boire ses paroles, à appliquer ses conseils à la lettre. Comment pouvait-elle encore croire toutes ces sornettes à présent ? Elle était au fond d’une grotte sombre, jonchée de carcasses puantes, tremblante de froid et de peur, la main gonflée de douleur, couverte de sang séché, évadé d’une plaie béante, ouverte par la lame du seul homme en qui elle avait encore confiance. Tout était allé si vite… Les dernières images de sa conscience tournoyaient en boucle dans sa tête. Y avait-il un moyen de sortir de ce cauchemar ?

Elle ferma les yeux puis les ouvrit de nouveau comme pour se réveiller d’un mauvais rêve, mais chaque battement de son cœur, chaque résonance du vent dans la caverne, chaque élancement de sa blessure la ramenait inexorablement dans l’effroyable réalité. La réalité d’une peur grandissante bien décidée à être son unique et dernière compagne.

Il ne résonnait contre la voûte que le grésillement des braises qui couvaient sous le nid des ‘‘Larmes de Feu’’. Une odeur de sang traînait tout autour. Très présente. Des traînées sèches et gelées jonchaient la pierre du sol. Ce devait être celui de l’Azur. Sa blessure ne s’était donc pas refermée ? Peut-être était-il mort… ou parti. Peut-être s’était-il enfui sous d’autres Cieux. Comment savoir ? Le froid gelait tout. Il était difficile de deviner depuis combien de temps ce sang était là.

En revanche, le quartier de viande fraîche et encore tiède de la proie dont elle avait soigneusement été extirpée et qui trônait sur une grande pierre plate près de la sortie de la caverne, n’était pas là depuis longtemps. Le sang qui la couvrait laissait encore échapper quelques filets de vapeur blanche dans l’air froid qui entrait dans la grotte. Qui d’autre que l’Azur avait pu ramener ce quartier de viande ici ? La bête n’était donc pas si loin. La chair était tranchée avec mille fois plus de finesse et de précision que ne l’aurait fait la meilleure lame aiguisée de l’homme. C’était étrange. Naïta ne pouvait s’empêcher de penser que cette pitance lui était destinée. Elle s’en approcha, la faim au ventre, humant l’odeur du gibier qui, même sanglant lui donna subitement l’eau à la bouche.

L’eau ! Oui de l’eau. C’était la demande la plus forte que son corps réclamait. Sans plus réfléchir elle se précipita dehors, attirée par l’odeur caractéristique des flocons frais qu’elle sentait déjà depuis sa cachette. Mais une fois à l’extérieur de la grotte, elle fut freinée net dans son élan. Ce qui s’offrait soudain à sa vue, elle ne l’avait pas même envisagé. Elle se trouvait bel et bien dans un nid. La sortie de la caverne était comme celle d’un habitat troglodyte sauf que dans le cas présent, l’oiseau était énorme. Elle se trouvait sur un promontoire suspendu dans le vide. A peine sorti de la montagne, l’Azur devait se jeter dans le creux des nuages pour seulement pouvoir ouvrir ses ailes. La plateforme en demi-lune bordait l’ouverture de la caverne sur toute sa longueur sur une largeur d’à peine quinze pieds. Mais de part et d’autre il n’y avait aucune issue. Aucun moyen de passer vers les sommets, pas même la possibilité d’escalader la roche trop lisse sur les parois de l’entrée. Partout autour c’était le gouffre béant qui empêchait toute échappée. A part s’y jeter, il n’y avait pas d’autres façons de s’enfuir. Quel décor plus grandiose pour disparaître ?!

Naïta s’agenouilla de désespoir. Dans un profond soupir elle appuya ses mains sur le sol et rampa prudemment jusqu’au rebord pour risquer un regard accablé vers le fond de la vallée qui s’étendait à perte de vue sous des nuages éparses d’où remontait un vent si froid et puissant qu’il lui coupa le souffle. La fillette recula. Elle avait beau être coutumière des gouffres, crevasses et autres précipices, ce qu’elle avait sous les pieds était plus gigantesque que tout ce qu’elle avait pu connaître. Pour la première fois de sa vie, elle ressentait pleinement le vertige face à cette vue époustouflante. Il ne régnait ici que le minéral parsemé d’un peu de glace et rien d’autre. Elle se trouvait bien plus haut que ce qu’elle n’avait jamais connu. Au-delà du profond désarroi que cela lui procura au premier abord, elle ne put pourtant pas s’empêcher d’admirer l’étendue de pics qui l’encerclait d’un côté et s’enfuyaient vers l’horizon de l’autre. C’était magnifique. Les sommets s’habillaient de bleu, de rose et d’orange sur un ciel presque blanc. Le soleil caressait leurs crêtes sans pour autant les réchauffer mais le spectacle était majestueux. D’ici on aurait presque pu toucher le ciel. Naïta était sans conteste sur le dôme de la Terre. Elle réalisait qu’elle se trouvait sûrement au cœur des cimes les plus haute des ‘‘Dents de l’Azur’’.

Là-bas, très loin sous la brume matinale, devait se trouver la cité. Le cœur de l’enfant se serra. Elle avait beau se retrouver ici, dans un état pitoyable et les avoir tous maudits jusqu’au dernier, elle se surprenait à regretter de ne pas être dans la chaleur du foyer près de sa mère qui lui aurait servi un thé brûlant et des galettes garnies de lait caillé, ou encore de se trouver dans la cour du temple à écouter les enseignements du maître, dans la douceur des premiers rayons matinaux perçants la brume.

Tout cela était si loin… tout cela était perdu. C’est à la chaleur de ses larmes coulant le long de son visage rougi par le froid, que Naïta pris conscience qu’elle pleurait. Elle pleurait sur tout ce qu’elle ne pourrait jamais retrouver, sur le sort incertain qui était le sien avec une envie irrépressible de hurler, d’appeler à l’aide. Mais sans la conviction d’être entendue, elle ravala sa plainte autant que ses sanglots. Elle se retourna vers un amas de neige près de la paroi de la caverne et s’en alla y plonger ses mains tremblantes pour croquer dans une poignée de poudre glacée, toute fraîche de la dernière nuit. Le froid lui arracha des gémissements de douleur, tant sur sa blessure à la paume qu’aux gerçures qui fendaient ses lèvres, mais elle ne s’arrêta pas pour autant. Lorsqu’elle eut étanché sa soif elle se releva et, non sans un dernier regard vers l’impressionnante vallée, elle retourna dans la caverne.

Là au moins elle était à l’abri du vent et du froid. D’instinct elle s’avança vers le monticule de pierres noires. De cet amas s’échappait une douce chaleur venue d’on ne sait où mais peu lui importait. L’enfant tendit ses bras vers la source bienfaisante. Plus elle s’approchait, plus l’air semblait se réchauffer. Une fois tout près des pierres qui constituaient la base de ce drôle de mamelon rocheux, Naïta s’aperçut qu’elles étaient presque brûlantes. Elle effleura la surface de l’une d’elle pour le vérifier. Oui ! C’était une chaleur rayonnante qui paraissait venir du cœur même des pierres rondes. C’est alors que la fillette eu une idée. Elle sorti son poignard de sa veste, où bien heureusement pour elle il était resté accroché, puis se dirigea vers le morceau de viande saignante pour en découper une belle tranche. Elle la ramena sur l’une des pierres. Aussitôt, la chair grésilla, suintant le sang frais, cuisant aussi bien et vite que sur les plaques de fonte léchées par les flammes du foyer de sa maison. De la pointe de son arme, elle retourna la tranche, la laissant ruisseler encore un peu de son jus devenu fumant. Alors elle piqua le morceau de sa lame et y mordit à pleine dent, déchiquetant, mastiquant la viande à peine cuite et encore saignante dont le jus coulait au coin de sa bouche et qu’elle essuya d’un revers de manche en oubliant ses lèvres gercées. Elle tenta de se refréner, de manger plus lentement pour palier au jeûne forcé que sa prison minérale lui avait imposé, mais elle n’y parvint pas. En quelques minutes, elle avait englouti sa pitance, toussant et frappant sa poitrine du poing pour l’aider à descendre.

Doucement les forces lui revenaient. Tout du moins un peu plus d’assurance pour marcher et un peu plus de lucidité dans ses mouvements et sa vision. Elle arracha de son écharpe de lin un petit lambeau qu’elle plongea dans la neige, puis le ramena sur les pierres chaudes. Une fois trempé et brûlant, Naïta le posa sans ménagement au creux de sa main blessée. Le premier contact lui arracha un hurlement qui résonna en écho sur le plafond de la grotte encore longtemps après qu’il se soit éteint dans sa gorge. Ce n’était pourtant rien qu’un linge imbibé d’eau chaude. Tout doucement, en gémissant recroquevillée sur sa main, la fillette nettoyait la plaie de sa croûte de sang séché mêlé de terre et d’éclats de roche sur laquelle elle s’était traînée. A plusieurs reprise elle retourna chercher de la neige pour en imprégner le linge qu’elle replaçait sur les pierres et faisait couler le liquide chaud sur sa blessure. Peu à peu, l’entaille profonde fut mise à jour. Elle n’était pas large, fort heureusement car de toute manière, Naïta n’avait rien avec elle pour lui permettre de recoudre les chairs. Et quand bien même, elle en aurait été incapable.

Son idée était tout autre. Sans vraiment savoir si cela changerait quelque chose et sans plus réfléchir elle serra les dents et apposa sa paume ouverte sur l’une des pierres pour cautériser la plaie. La douleur insoutenable fut à la hauteur de ce à quoi elle s’attendait. Elle poussa un cri rauque à demi étouffé dans sa mâchoire crispée. C’était comme s’ouvrir la main une seconde fois. Elle devait pourtant s’y tenir encore quelques secondes, alors que s’échappait de ses lèvres le râle guttural d’une bête à l’agonie. De sa main valide et tremblante, elle agrippa le poignet de l’autre comme si celle ci ne voulait plus se décoller de la roche. Les larmes coulaient de nouveau d’elles même sur ses joues mais elle n’y prêtait pas attention. Sa paume n’était pas belle à voir mais au moins elle était nettoyée. En quelque sorte ! Elle arracha de nouveau un bout de linge de sa chemise et l’enroula autour de sa main avant de le nouer, à la force de ses doigts et de ses dents, autour du poignet. A peine soulagée, elle se laissa choir près des pierres chaudes, s’essuyant le visage avec le linge humide et tiède qu’elle avait gardé sur l’épaule.

Elle resta ainsi prostrée quelques instants ou quelques heures, somnolant malgré elle, de ce trop plein de souffrance à peine évanouie. Lorsqu’un bruit la fit sursauter. Elle ouvrit les yeux et figea son regard vers l’entrée de la caverne. L’Azur revenait ? Plus rien. Peut-être était-ce simplement un aigle ou autre rapace qui passait par là. De nouveau le silence. Naïta se releva. La tête lui tournait et elle avait soudain sommeil. Terriblement sommeil. Elle chercha sans conviction autour d’elle un recoin de la grotte où elle aurait pu se lover mais rien n’était attirant. Tout était dur et froid, et malgré la menace du retour de la bête, elle n’avait aucune envie de se terrer de nouveau dans son goulot de pierre gelée.

Elle entreprit de faire le tour du monticule pour y trouver quelque brèche ou encore une autre cachette un peu plus confortable. Elle ne trouva rien mais cette pyramide de roches était étrange et elle ne pouvait s’empêcher de se demander ce qu’il y avait en haut. La grande pierre creuse qui en constituait le sommet attisa sa curiosité. Après en avoir fait trois fois le tour, Naïta enroula le linge humide sur sa seconde main et entama l’ascension de ce tertre insolite. Ses souliers de cuir soutenaient la chaleur mais elle dut changer de prise rapidement pour ne pas se brûler les doigts. Plus elle grimpait, plus la chaleur s’atténuait, se faisant douce, diffuse et rayonnante. La fillette retrouvait un peu de son agilité et d’assurance. Le haut de ce tas de pierres était presque à sa portée et curieusement elle se sentait bien en le gravissant. En posant ses mains bandées sur le rebord de la pierre creuse pour se hisser dessus, elle se sentit comme un petit insecte sur le pourtour d’une écuelle. Mais la taille de ce nid n’avait rien de surprenant au regard de ce qui s’y trouvait. Naïta en fut si surprise qu’elle laissa échapper un hoquet d’étonnement et tomba à la renverse dans le creux de la pierre. Elle roula sur ses parois lissées, et atterri sur les fesses en glissade.

La chute n’avait pas été trop douloureuse mais la pierre était plus profonde qu’elle ne l’avait estimé et, à première vue, il semblait difficile de pouvoir en ressortir. Cette perspective l’aurait moins inquiétée si elle s’était trouvée seule dans ce bol de roche tiède. Seulement ce qui l’avait tant stupéfaite en entraînant sa chute se trouvait devant elle. Il faisait environ deux fois la taille de la fillette, la surface moirée de lignes courbes, ondoyantes, blanches et bleutées comme les lambeaux de brume qui cernaient sans cesse le corps de l’Azur. Rayonnant de chaleur et de vie, comme si Naïta avait pu entendre battre un cœur en son sein.

C’était un œuf. Un œuf d’Arcane.

 

 

Oeuf d’Arcane…

 

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 17

 

La chaleur s’intensifiait.

Tout autour, l’ombre prenait une densité nouvelle mais pas inconnue. L’odeur de la roche brûlante envahissait l’air.

Naïta remua un muscle, puis un autre avant de se réveiller en sursaut. Des pas lourds, monstrueusement lourds résonnaient dans la caverne. Elle s’était endormie. Combien de temps ? Impossible de le savoir. Tout était si sombre.

L’Azur était de retour. La fillette sentait son corps se mouvoir autour du nid où elle était une proie facile, telle un insecte au fond d’un bol. Elle se plaqua contre le creux sans grand espoir de passer inaperçue, la peur nouant déjà son ventre. 

Elle ne tarda pas à retenir son souffle d’effroi, quand la pupille reptilienne cernée de bleu et d’écailles, darda sur elle un regard perçant au-dessus du rebord de la roche. Elle se recroquevilla comme si elle espérait disparaître, se traînant le plus loin possible de l’œuf. Mais elle se trouvait là, comme un grillon au fond d’une boite, dans l’incapacité de sauter, de grimper, de s’enfuir.

Elle n’osait plus respirer, lorsqu’elle vit l’œil du monstre se tourner légèrement vers sa progéniture. Tétanisée, la fillette ne bougea pas un cil. Qu’allait-il faire ? Aucun animal sauvage de ce monde ne pouvait supporter que ses petits soient approchés par l’homme, elle le savait. Pourquoi cela serait-il différent pour l’Arcane ? Elle risquait de payer cher le fait de s’être laissée glisser dans ce nid de pierre. Mais au moment où elle pensait être réduite en bouillie, la paupière de l’Azur vint adoucir l’éclat menaçant de son iris et il se retira dans un grognement lent et ronronnant.

Naïta l’entendit s’éloigner. Peut-être était-il même sorti de la caverne. Elle se releva doucement et tenta une nouvelle fois d’escalader les parois lissées, sans succès. Partout où elle cherchait à s’agripper, elle ne rencontrait pas d’aspérités suffisantes dans la roche pour lui permettre de progresser vers la bordure de sa nouvelle prison.

Dans un soupir elle se résigna, lorsqu’elle senti la pierre trembler légèrement sous ses pieds. Elle tendit ses bras de part et d’autre pour garder l’équilibre mais la secousse était infime. Lorsqu’une seconde lui fit suite, la fillette se retourna. C’était l’œuf. L’œuf avait bougé !

Les yeux écarquillés, elle guettait un autre tremblement mais rien ne se produisit. Avait-elle rêvé ? Impossible. Prudemment, elle s’approchât de la coquille veinée. Elle tendit sa main blessée vers la chaleur qui en émanait lorsque l’œuf trembla de nouveau. Naïta recula. Cette fois, aucun doute possible. Quelque chose allait sortir de là. Même si elle s’en doutait elle n’avait pas songé se trouver à proximité lorsque cela se produirait. Et si elle ignorait encore quand cela devait arriver, ce qu’elle venait de voir laissait présager que cela n’allait plus tarder. Il fallait déguerpir au plus vite. Mais comment ?

Elle comprenait mieux à présent pourquoi l’Arcane ne l’avait pas sortie de ce nid à coup de crocs. Elle y était très bien, pour servir de premier repas à la créature qui sommeillait dans cet œuf prêt à éclore. Elle s’était mise toute seule dans la peau d’un appétissant déjeuné, déjà couverte de l’odeur du sang, attendant patiemment près de son futur cauchemar, le privilège suprême de se faire dévorer.

Quelle idiote elle faisait ! Elle aurait mieux fais de rester dans son boyau de terre, ou encore de sauter dans le vide depuis la plate-forme rocheuse à la sortie de la caverne. Il lui semblait passer son temps à attendre la mort alors que cette dernière prenait un malin plaisir à jouer avec elle avant de la faire basculer pour de bond du côté des ombres errantes.

Justement elle semblait bien partie pour attendre de nouveau. A part lui donner de faux espoirs, à quoi servaient ses sursis sur son trépas ? Elle ne pouvait pas en rester là. Elle ne pouvait toujours pas se résigner, puisqu’elle était encore vivante. Elle devait essayer, réessayer, tenter encore et encore de sortir de ce nid maudit, jusqu’à ne plus avoir d’ongles ni de doigts s’il le fallait mais elle devait s’y risquer.

Elle se tourna vers l’œuf pour le jauger, une idée saugrenue venant soudain la saisir. Si elle parvenait à se hisser dessus, elle arriverait presque à atteindre le bord et pourrait s’enfuir. Cela paraissait fou, mais elle n’avait plus rien à perdre.

Déterminée, Naïta s’approcha donc de cette grande coquille redevenue immobile et entama son ascension. Le grand œuf ne présentait pas beaucoup plus d’avantages que la paroi rocheuse, mais la fillette parvenait à se maintenir entre les deux pour arriver à se hisser vers la liberté. Elle allait tout doucement mais sûrement. Respirant profondément, se servant aussi bien de ses pieds que de ses mains, elle se félicitait déjà de cette idée brillante qui lui sauvait la vie.

Elle se figea en entendant un frottement à l’extérieur. Elle tendit l’oreille et perçu le son connu d’un battement d’ailes qui s’éloignait. L’Arcane s’en allait. Le monstre parti était l’occasion ou jamais de tenter une nouvelle échappée. Dans le pire des cas elle trouverai le moyen de se cacher ailleurs. Elle reprit son escalade en douceur, conservant son équilibre fragile alors que la bordure du nid était presque à portée de main. Le cœur de la fillette s’emballa. Elle manqua de glisser et se rattrapa de justesse en reprenant son souffle. De nouveau immobilisée, plus aucune prise ne s’offrait à elle pour achever son ascension.

Elle y était presque. Poussant sur ses jambes pour se hisser une ultime fois, elle senti soudain l’œuf remuer sous son pied gauche. La vibration fut si forte qu’il pivota légèrement sur lui même, emportant la jambe de Naïta dans sa danse. Dans un élan désespéré, l’enfant serra les mâchoires et poussa de toutes ses forces sur sa jambe pour se projeter sur la paroi du nid. Ses doigts s’agrippèrent à quelques pouces du bord, mais trop loin pour espérer sortir. 

Elle se débattit avec force pour se rattraper, à coups d’ongles, de cris et de pleurs, mais tout son corps glissa vers le fond. En tombant elle buta, tête la première contre la coquille de l’œuf, qui remua de plus belle.

Naïta se ressaisi et recula d’un bond. Il ne cessait plus de bouger. De plus en plus fort. Elle ne savait si c’était sa tête, en le heurtant qui l’avait fendillé, mais une fissure s’était formée sur son flanc et, tandis qu’il remuait toujours, elle semblait tracer plusieurs chemins à travers les veinures bleues, lézardant sa surface jusqu’à sa pointe. Soudain, deux craquelures se rejoignirent et un pan de la coquille s’ouvrit.

La fillette sortit son poignard de sa veste. Peu importe ce qui sortirai de cet œuf géant, elle ne se laisserai pas faire.

L’œuf semblait saigner par cette entaille ouverte sur un intérieur rougeâtre et visqueux. Peu à peu, la créature repoussait les morceaux, luttant de ses membres, de tout son corps pour sortir de son enveloppe d’ivoire bleutée, devenue trop étroite. Naïta recula jusqu’à se heurter à la paroi. Elle savait pertinemment qu’elle n’aurait pas la place de se mouvoir pour se défendre mais elle ne se ferait pas dévorer sans se battre.

Ce qui ressemblait à une tête aux yeux clos parvint à sortir en émettant un cri strident. Plus les pans de l’œuf s’écartaient, plus la bête trouvait la force de s’en défaire. Gigotant, remuant en tous sens, se traînant sur la roche tiède, couverte de sang poisseux, tendant des fils de retenue entre elle et les morceaux de coquille, se tortillant pour y échapper. Naïta observait le spectacle à demi macabre en se rappelant des naissances de poussins qu’elle avait pu voir à maintes reprises. Celle-ci n’avait rien de commun avec ses souvenirs.

La fillette était face à un sosie de l’Arcane, à la fois plus petit mais déjà bien assez gros à son goût. Il venait de piétiner le dernier morceau de coquille qui empêtrait sa patte arrière et il se redressa en humant l’air et en poussant de nouveaux cris aigus. Avait-il seulement senti la présence de l’enfant ? Ses yeux étaient encore fermés.

Lentement, il se recroquevilla en déployant ses ailes fines comme une toile de lin. Puis il se figea comme s’il se concentrait sur ce qu’il sentait autour de lui, sa langue fourchue palpant l’air à maintes reprises. Naïta resta immobile sans grand espoir.

Si cette créature ressemblait quelque peu à des espèces telles que le serpent par exemple, elle pouvait aisément repérer sa présence par la chaleur que son corps dégageait. Il ne servait donc à rien de lutter.

De toutes manières il n’était plus temps de se poser la question. Il venait de relever sa tête écailleuse, couverte de sang et ses yeux venaient de s’ouvrir sur un iris tout aussi bleu et tout aussi glacial que celui de l’Arcane.

Naïta brandit son poignard devant elle. Le petit monstre sembla cerner l’arme tendue vers lui et hésiter une seconde. L’enfant ne baissa pas la garde, prête à en découdre. Le jeune Arcane, détourna un instant la tête. Naïta resserra sa poigne lorsque, en un éclair, la bête se rua sur elle.

La fillette, voulant reculer, ne pu que glisser sur le sol incurvé, se retrouvant en une seconde sous la gueule du nouveau né, déjà bien pourvu de dents acérées. D’un mouvement vif il saisi la lame, l’arrachant à l’enfant et la faisant virevolter hors du nid. Naïta se releva d’un bond, tentant de la rattraper au vol, mais trop tard. Essayant de nouveau d’escalader la paroi, elle tourna imprudemment le dos à son adversaire qui se rapprocha dangereusement d’elle. Se retournant vers lui, elle voulu en désespoir de cause, le repousser d’un revers de bras. Elle ne réussi qu’à agiter sa main blessée, dont le bandage s’était défait, devant les crocs de l’animal. D’un coup de mâchoire il captura l’étoffe tirant vers lui la main, le bras et la fillette toute entière qui s’écroula sous le poitrail de la bête. Prise de panique, la main de nouveau en sang, Naïta criant de douleur, rampa sous les pattes du jeune Arcane pour se dégager alors que celui-ci se retournait, son bandage pendant entre ses canines.

A bout de souffle, la fillette allait rendre les armes lorsqu’il fondit sur elle. D’instinct elle tendit ses bras devant elle, fermant les yeux, accusant déjà la douleur que lui infligeraient les redoutables mâchoires.

En un souffle, elle se retrouva plongée dans une eau d’émeraude, fraîche et profonde. Elle se retourna pour voir autour d’elle. Une étendue aquatique la cernait. Emplie de longues algues noires ondoyantes, dansant au gré des courants. Un océan, un lac ?… Et soudain un monstre sorti de l’horizon infini et effrayant des abysses. Son corps ondule à toute vitesse, il fonce vers elle, mais alors qu’elle prend peur, il la traverse sans même qu’elle sente le moindre effleurement. Tel un énorme poisson volant il s’extirpe de l’eau par bonds impressionnants puis replonge de plus belle dans les fosses marines. Il ressemble à l’Arcane mais son corps est plus long, plus fin. Il semble porter d’innombrables lambeaux de d’algues blanches sur lui, ses nageoires sont comme des ailes transparentes et larges qu’il manie avec puissance pour se mouvoir à la vitesse du vent au-dessus des vagues. Ses écailles, comme celles d’un poisson sont aussi belles et brillantes que le jade vert des Cóngs. Sa queue ressemble à celle des femmes de l’onde dont le Chamàn parlait tant dans ses légendes. Il nage loin et pourtant Naïta ne le perd pas. Elle le suit sans avoir la sensation de bouger. Elle nage près de lui à toute allure, ressentant la même hâte, la même impatience que le monstre lacustre. Il s’arrête net dans sa course, se hisse sur des rochers aux pieds de falaises imposantes dont le flanc est battu par l’écume mais dont le sommet se perd dans des brumes inquiétantes.

L’Arcane des eaux semble attendre. Son regard se perd vers le ciel absent. Il scrute le brouillard quand son œil s’élargit. Là-haut, les vapeurs s’écartent en volutes sur le passage battant des ailes de l’Azur. Le monstre, dieu du Ciel et maître du domaine des Ases. Il vient se poser près de son semblable au museau d’hippocampe. Ils se jaugent, se respirent, s’observent en rampant sur la roche dans un tournoiement aux allures de danse titanesque. Et pourtant, une douceur suprême, une chaleur surprenante, un amour inattendu se dégage alors de cette rencontre. Leurs têtes se joignent, leurs flancs se caressent, leurs écailles de vert et de bleu de confondent dans un frottement lent et sensuel.

Toute cette adoration entre en Naïta. La fillette se sent flotter au milieu des créatures, sentant leurs esprits aimants, devinant leurs inquiétudes de ne jamais se revoir, entrant dans le ventre de l’Azur, flottant dans l’air autant que l’eau, le tout bouillonnant autour d’elle. Les cieux s’offrent à ses yeux, voyant la Terre sous elle comme jamais, portée par on ne sait quel courant. Puis soudain une vision dans les montagnes enneigées. La caverne ! Penchée sur la plate-forme, elle s’envole de nouveau vers des contrées inconnues où de sombres montagnes pleurent les « Larmes de Feu ». Ramenées soigneusement dans la caverne et empilées pour construire le nid et y déposer un œuf duquel émane un parfum d’océan perdu. La tristesse et l’espoir envahissent tour à tour le cœur de la fillette, tandis qu’elle reprend son vol vers les sommets.

Là-haut une porte qu’elle a déjà vue s’ouvre dans la glace, la brume envahit son corps, prend possession d’elle et la pousse vers le fond de la vallée vers une enfant humaine dont la poitrine est parée d’un médaillon de Cinabre.

Sur la vision de son propre visage perché sur la pointe du Destin, Naïta poussa un hurlement qui l’éveilla comme à une nouvelle vie, alors qu’elle prenait conscience que le rugissement du petit Arcane était mêlé à son cri et que sa main ensanglantée était posée sur le museau de ce dernier couvert lui aussi de son propre sang.

Alors lui vinrent quelques dernières visions éparses, de sangs mêlés, d’esprits liés l’un à l’autre de manière irrémédiable, d’âmes sœurs, de cœurs frères, de corps inséparables. Puis une phrase, des mots dans un lointain douloureux.

« Ton sang… Ton sang pour le sien. Touches l’Arcane, mêles ta vie à la sienne et tu vivras mon enfant. »

______________

Tout était chaud, délicieusement chaud. Presque trop. C’est cette chaleur inhabituelle qui réveillât Naïta. Elle transpirait à grosses gouttes sous sa peau de mouton. Elle souleva ses paupières lourdes. Combien de temps avait elle dormi ? Encore un temps, une durée qu’elle était incapable de déterminer.

Elle sentit son corps quelque peu entravé et tentât de se dégager quand elle s’aperçut qu’elle dormait lovée dans les pattes et les ailes du petit Arcane endormi contre d’elle. Ce dernier ronronnait comme un bienheureux. La chaleur était bienfaisante mais la fillette se sentait comme dans un four à pain. Elle retira sa veste et s’aperçut soudain d’un léger clapotis sur le corps endormi du jeune Arcane. Elle leva les yeux vers la voûte dentelée de pierre de la caverne. De là haut, très haut, tombaient des gouttes d’eau. Doucement. L’une après l’autre, avec patience et lenteur. Alors la fillette se coucha sans hésiter sur le flanc de l’Azur et cala sa tête sous le chemin de chute de cette eau miraculeuse. À deux ou trois reprises elle manqua son coup. Prenant une goutte sur la joue ou dans l’œil, puis une fois bien positionnée elle ouvrit grand la bouche, tirant une petite langue sèche et avide, et laissa le reste se faire, se délectant de chaque goutte pure et fraîche dans sa gorge irritée, sur ses lèvres meurtries.

C’est dans cette position, peu sécurisante mais nécessaire à sa survie, qu’elle fut surprise de voir danser soudain au-dessus d’elle les fumerolles blanchâtres, éternelles compagnes du corps de l’Arcane. Saisie par la peur, elle glissa entre les pattes du petit Azur, ne sachant où se mettre. Déjà la tête monstrueuse s’était penchée sur eux dans un grognement sourd et sa langue fendue furetait autour de la tête du nouveau né. Naïta observait la scène sans broncher, se sentant étrangement hors de danger. Son instinct ne la trompa nullement. Le monstre se retira au bout d’un moment et, alors que la fillette se redressait, un énorme morceau de viande, encore tiède de la proie dont il provenait, tomba entre ses jambes. Elle eu d’abord un haut le cœur puis bien vite, son estomac criant famine la tarauda. Elle se releva et tâta sa veste en s’approchant de l’énorme bout de chair fumante. Son couteau ! Elle n’avait plus son couteau.

Comment allait elle s’y prendre ? A pleine main, à coups d’ongles ? A pleine dents ? Alors qu’elle se demandait de quelle manière elle allait s’y attaquer, une tête pleine d’écailles bleutées se frotta à son épaule et le long cou du jeune Arcane se faufila contre elle pour aller mordre la pâture chaude. Naïta resta sans bouger un instant, le regardant dévorer son tout premier repas. Puis sans plus hésiter elle s’approcha lentement pour tenter d’en grappiller quelques miettes sans que le petit monstre de s’en offusque mais contre toute attente il se tourna vers elle. La fillette eut un mouvement de recul. Comme dans une meute, il y avait toujours un dominant dont le privilège était de se nourrir avant tous les autres elle se dit qu’elle ferait mieux d’attendre. Mais il s’approchât d’elle avec entre ses crocs un morceau de viande dégoulinant de sang frais qu’il déposa aux pieds de l’enfant. Médusée, elle le suivi du regard. Il la regardait en hochant la tête comme un oiseau curieux, puis il ouvrit sa gueule en poussant un léger cri et se remis à engloutir sa part.

Naïta ramassa la sienne et mordit à pleine dents dans la chair crue et sanglante.

Jamais elle ne s’était nourri de la sorte. Sa viande avait toujours été cuite ou séchée et salée, épicée. Mais ici et maintenant elle n’avait pas le choix. Il ne s’agissait plus de vivre mais de survivre et puisque son compagnon de nichée l’avait acceptée et partageait sa pitance avec elle, elle se dit qu’elle n’avait somme toute plus grand chose à craindre. Elle mangea lentement malgré sa faim, essayant de mastiquer autant que possible

Elle savait que la viande crue était lourde pour le ventre et qu’il lui faudrait du temps pour s’y habituer car elle risquait de rester à ce régime puissant pendant longtemps. Le sang chaud et visqueux qu’elle sentait couler dans sa gorge lui donnait déjà envie de dormir pour pallier aux éventuels maux de ventre qu’il lui procurerait. L’idée qu’il faudrait bien sortir de ce trou un jour où l’autre pour pouvoir se soulager lui traversât l’esprit et la fit grimacer. Repue, elle s’essuya la bouche sur sa manche et se laissa tomber au fond du nid pour sombrer dans un profond sommeil sans rêves.

______________

Naïta s’éveilla sous le souffle chaud de son compagnon d’écailles. Elle se redressa, la tête embrumée quand la lumière du Soleil lui frappa le regard. Elle couvrit ses yeux de son avant bras, surprise de se retrouver là, dans un coin de la caverne, face à son arche béante, ouverte sur le ciel. Elle était couchée sur une paillasse de branchages et lovée dans une peau de bharal. 

Puis la mémoire lui revint, comme chaque matin depuis des jours et des dizaines de jours. Elle avait enfin réussi à sortir du nid avec son compère. L’azur était revenu avec des proies, des butins de chair encore chaude. Elle avait abandonné sa peur du monstre puisqu’il lui avait enlevé toutes les raisons de le craindre. 

La fillette fascinée, avait toujours une petite montée d’effroi au cœur chaque fois qu’il revenait à la caverne, mais cela passait doucement même si elle restait sur ses gardes. Comme pour côtoyer n’importe quel animal sauvage, elle surveillait ses gestes, allait toujours lentement, adoptait une position soumise et chuchotait presque pour parler. Les jours s’étaient succédé, identiques, les lendemains ressemblant aux veilles et encore et toujours les même rituels du levé du jour jusqu’à la tombée de la nuit.

Naïta avait réussi à se laver avec la neige qui avait envahi la plateforme. Elle était même parvenue à nettoyer un peu ses peaux de bête et ses sous vêtements en les détrempant de poudreuse fraîchement tombée dans la nuit pour ensuite les faire sécher près des pierres chaudes.

Un jour, l’Azur lui avait rapporté des branches de sapin dont elle s’était fait un lit plus douillet que la roche en les couvrant d’une peau de bharal qu’elle avait découpée avec son couteau retrouvé hors du nid. Elle avait passé des heures à dépecer l’animal et à tanner la peau à l’aide de sa lame et d’une pierre plate. Elle avait gratté les restes de chair, lavé avec la neige puis nourri le cuir avec un peu de la cervelle de l’animal réduite en bouillie pour graisser et assouplir sa future couverture. Grâce à ce travail improvisé, elle s’était aménagé une couche de fortune en attendant. En attendant quoi elle ne le savait même plus. En attendant mieux ? Autre chose ? Rien ? La vie serait-elle éternellement ainsi ?

Naïta en était arrivée au point ou la question ne se posait plus. Chaque jour passait, semblable au précédent et chaque geste se répétait à l’infini. Elle ne pensait plus. Elle agissait machinalement. Dormait, se lavait, se nourrissait et dormait de nouveau. Sa blessure s’était refermée en une vilaine croûte épaisse.

Elle avait toujours, caché au fond de son esprit, le secret espoir de sortir de cette grotte et de parvenir à rejoindre un jour sa cité. Parfois, ce dernier faisait surface comme pour lui rappeler qui elle était, d’où elle venait et pourquoi elle s’était retrouvée là. Pour le moment, elle survivait en essayant de ne pas oublier. La plupart du temps ses pensées étaient pour sa mère et pour Yâo.

Yâo, si gentil et si froussard. Son ami d’enfance qui devait la croire morte comme tous les autres. Quelle tête feraient-ils le jour où elle passerait de nouveau les portes de la ville des nuages? Naïta repensait au jour où, étant petits ils s’étaient aventurés près de la pointe du Destin. Là, parmi les débris de roche aux alentours, elle avait trouvé une pierre blanche recourbée et lisse qui ressemblait fort à une grande canine. La fillette l’avait fièrement brandi sous le nez de son compagnon en affirmant que c’était une dent de l’Azur. Yâo était resté sceptique en l’examinant. Cela pouvait ressembler à de l’ivoire mais il y avait des traces de terre que Naïta apparentait plutôt à d’anciennes traces de sang. Comme le garçon n’avait pas voulu se laisser convaincre la petite fille lui avait concocté un mensonge bien ficelé quelques jours plus tard en lui disant être allé consulter le Chaman à propos de cette dent. Le vieux sage avait confirmé qu’il s’agissait bien d’une dent de dieu des cieux. Elle y avait accroché un cordon de cuir et en avait fait cadeau à Yâo.

Naïta souriait en repensant à cette vilaine sournoiserie et à tous les boniments qu’elle avait pu inventer chaque fois qu’elle avait voulu entraîner son ami dans une nouvelle aventure interdite. En y songeant, il était vraiment culotté de sa part de faire passer les veinures d’une pierre pour du sang séché. En revanche, le sang séché qui trônait un peu partout sur le sol de la caverne était bien réel. La fillette ne pouvait s’empêcher d’être inquiète. L’Azur s’absentait de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps. Ce sang qu’il laissait derrière lui après chaque passage n’était pas celui des proies rapportées. C’était le sien, tout droit sorti de cette blessure mortelle que lui avait infligé Toräl avec son Pàonà.

Plusieurs Lunes étaient passées et l’hiver semblait décliner quelque peu, mais ici, au cœur des sommets, le manteau neigeux ne disparaîtrait pas si vite. Ce matin-là, Naïta s’était assise sur la bordure de la plateforme, les jambes pendant dans le vide immense. Sous ses pieds, la brume s’étirait avant de se lever pour un nouveau jour. Près d’elle son compagnon d’écaille s’était couché, scrutant comme elle, l’horizon doré d’un Soleil déjà haut sur la mer de nuages. Tous deux attendaient le retour de l’Azur, le retour de la seule créature capable de les nourrir. Le retour de leur mère.

Naïta l’avait senti dès qu’elle l’avait touché à sa naissance. Tout lui était apparu comme une évidence. Les paroles du Chaman y avaient trouvé leur sens. Sa peur s’était estompée et elle s’était sentie liée à cette créature du ciel engendrée par un dieu. Il, car cela ne pouvait être qu’un mâle pour elle, la suivait partout, sans cesse. Observant ses moindres mouvements, dormant près d’elle, mangeant avec elle, se roulant dans la neige quand elle s’y lavait, l’aidant à dépecer les bêtes quand elle en prenait les fourrures.

Il était devenu son frère. Aussi improbable que cela puisse paraître c’était la réalité car il n’était pas seulement question de complicité entre eux ou encore de fraternité pour avoir partagé le même nid. Non. Depuis sa naissance, Naïta ressentait tout ce qu’il ressentait. Elle lisait dans ses pensées et lui dans les siennes. Quand leurs regards se fondaient l’un en l’autre, elle percevait des images comme celles qui s’étaient imposées le jour où elle l’avait touché à sa sortie de l’œuf. Plus le temps passait, plus la fillette sentait ce lien se resserrer. 

Elle se tourna vers lui et tendit sa main sur sa tête d’écailles bleutées aux reflets verts. Il se redressa dans un grognement de contentement qu’elle avait appris à reconnaître. Soudain une pensée lui vint comme une certitude. Elle n’avait jamais cherché jusqu’ici à le nommer mais à présent, un mot s’imposait en admirant ce mélange miroitant de ciel et de mousse sur son corps. La fillette, qui n’avait pas dit un mot depuis des Lunes, prononça alors le nom de son frère à voix haute dans la clarté de l’air froid, laissant échapper un nuage de vapeur de ses lèvres.

« Lung ».

 

 

Vue de la Caverne…

 

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 18

 

Le jour déclinait doucement. La caverne s’assombrissait dans le même temps malgré quelques lueurs de flammes vacillantes que Naïta avait installées un peu partout. Des lampes de fortunes telles que des crânes d’animaux dans lesquels elle avait placé de la graisse puis plongé des mèches de coton arrachées à ses sous vêtements. Les ombres qu’elles projetaient sur les parois de l’immense grotte créaient une atmosphère que n’importe quel être vivant aurait trouvée effrayante. Mais l’enfant y était habituée.

Elle avait remisé des tranches de viandes qu’elle avait fait sécher près du nid durant plusieurs jours pour les fumer. Le résultat n’était pas aussi probant que pour celles que sa mère faisait mais ce n’était pas mauvais et cela lui évitait de manger cru tous les jours. Ce qui lui manquait le plus c’était les galettes de blé et le fromage de lait caillé des chèvres et brebis du troupeau. Ou encore le poisson grillé que l’on ramenait parfois du grand torrent sous la cité, ou bien encore les œufs de caille et les volailles grillées au feu de bois pour les grandes occasions.

Tous ces souvenirs lui donnaient l’eau à la bouche. Suivie de Lung elle s’installa sur la plateforme pour voir le soleil disparaître tout en faisant scintiller les premières étoiles à l’Est, déjà rattrapé par la cape de la nuit. Son frère d’écailles près d’elle, Naïta ne pouvait s’empêcher de guetter l’horizon avec l’espoir que l’Azur revienne enfin. 

Cela faisait plus de dix jours qu’il n’était pas reparu. Ils ne manquaient pas de nourriture pour le moment, mais ils manquaient de leur mère. Comme deux oisillons abandonnés à leur sort. Trop jeunes pour s’élancer du haut du nid, trop dépendants de cette seule créature capable de prendre l’air, le ciel au creux de ses ailes. Capable de prendre le chemin de l’inconnu, de ce vaste monde, là-bas, au-delà de la caverne, au-delà des frontières rassurantes, pour aller leur chercher de quoi subsister, de quoi grandir. Et ensuite ?

Naïta n’avait toujours pas de réponse. Tout comme Lung, elle avait besoin que l’Azur revienne, mais quitterait-elle un jour cette caverne ? Même si leur mère réapparaissait, sa vie ne changerait pas pour autant. Elle avait essayé de parler à l’Azur. Plusieurs fois elle lui avait demandé comment partir, et si il pouvait l’aider à sortir de cette caverne, de cette prison. Mais la créature s’était chaque fois redressée en la fixant de son œil glacé puis s’était détournée d’elle. Chaque fois, Lung était venu se lover contre elle et lorsque Naïta répondait à sa caresse d’écailles en y posant une main, les mêmes images s’imposaient à son esprit. 

Elle sombrait quelques secondes dans ses pensées, se laissant absorber totalement par ce que Lung lui donnait à ressentir. C’était chaque fois inévitable. Ses yeux bleus se confondaient avec ceux fendus de son frère, un enfant grandissait dans le ventre de sa mère, se transformant en petit Arcane rougissant dans une bulle d’eau tiède et douce, deux jeunes pousses, à peine sorties de terre s’entrelaçaient l’une à l’autre jusqu’à donner un seul et même arbre gigantesque au tronc torsadé, un stalactite et un stalagmite se rejoignant pour sceller leur union sur une ultime goutte millénaire.

Les visions étaient toujours similaires. Lorsque Naïta pensait partir ou retrouver la cité un beau jour, l’arbre torsadé mourait foudroyé d’un éclair, divisé en deux troncs noircis et sans vie, deux bébés identiques, couchés l’un près de l’autre, se mettaient à hurler quand leurs mains se séparaient jusqu’à ce que toute lueur disparaisse autour d’eux et que leurs voix s’éteignent, enfin elle voyait ses yeux se distinguer de ceux de Lung avant qu’une paupière se referme sur chacun, ne laissant place qu’à l’obscurité vertigineuse et l’absence de toute sensation de vie.

Même si elle ne comprenait pas vraiment ces images qui s’imposaient à son esprit elle avait une vague idée de leur signification. Ce qu’elle ignorait c’est si Lung lui parlait à travers ces chimères ou si il y était soumis tout comme elle.

La fillette se posait cette question lorsque Lung se redressa près d’elle. Elle tourna son regard d’instinct dans la même direction que lui et aperçu la ligne noire caractéristique de l’Azur sur l’horizon. C’était lui. Il revenait vers le nid. Il revenait mais quelque chose n’allait pas.

Naïta fronçât les sourcils et se leva. Lung recula avec elle, s’éloignant de la bordure de la corniche pour laisser leur mère s’y poser. Au loin, l’Azur semblait voler en tremblant, sa tête se relâchait brutalement, il battait l’air froid de ses larges ailes pour reprendre de l’altitude, secouait sa crinière relâchant des lambeaux de brume déchiquetée autour de lui. Elle se détachait de son corps comme pour l’abandonner et, plus il s’approchait du nid, plus il semblait se décomposer.

Naïta pris peur. Lung sentant son angoisse poussa un gémissement strident qui serra encore plus le cœur de la fillette. Ils étaient impuissants tous deux, bloqués là au bord du précipice à espérer que leur mère atteigne le nid avant de s’effondrer dans l’abîme de nuages. Naïta se rapprochât du bord de la corniche tendant ses bras comme pour lui venir en aide. Cela ne servait à rien mais elle ne pouvait pas rester là sans agir.

Elle cria presque sans y penser. « Mà !! »

Son cri lui fit mal, tant aucun son n’avait franchi ses lèvres depuis trop longtemps. Dans un ultime effort et avec une maladresse inhabituelle, l’Azur battit des ailes encore une fois pour se hisser jusqu’à la plateforme en hurlant de rage. Oui, Lung et Naïta entendirent cette rage qui lui venait tout droit de cette blessure, plus ouverte et douloureuse que jamais sous son encolure, d’où le sang poisseux et carmin n’avait jamais cessé de couler.

Le monstre atterrit en force désespérée, s’agrippant à la roche en surplomb, en arrachant une partie au passage de ses puissantes griffes. Il réussit à entrer dans la caverne, non en restant dressé sur ses pattes arrières comme à l’accoutumée, mais en rampant, les crocs serrés et les ailes fébriles. Il tremblait de toutes ses écailles et son corps gigantesque dégageait une chaleur inhabituelle, plus forte, plus dense, presque palpable et à la senteur de pin brûlé mélangé à une odeur de charogne. L’Azur sentait la mort.

On le suivait à la trace, marchant dans la traînée de sang qu’il laissait derrière lui. En voyant la quantité de liquide vital qui s’échappait sans discontinuer de leur mère, Naïta senti la peur et l’angoisse l’étreindre encore plus. C’était sans espoir. On le sentait à bout de force. Il tentât de se redresser quelques secondes puis s’écroulât de tout son poids sur la pierre sombre de la caverne. Naïta laissa échapper un sanglot tant elle ressentait la douleur qui émanait de leur mère. Lung se réfugia contre la fillette en gémissant. Tous deux voulaient s’approcher mais sans oser, ne sachant que faire.

Il n’y avait rien à faire, ils le savaient, le sentaient, et c’était cela qui comprimait leur poitrine et les tétanisait sur place, incapables de faire quoique ce soit. Et puis, même si l’Azur était leur protecteur, il n’en était pas moins redoutable et redouté. Même Lung restait à distance. Faisant quelques pas vers sa mère et reculant tout autant. 

A bout de doutes et de désespoir, Naïta s’approchât du long cou coiffé de crinière de l’Arcane qui semblait suffoquer. Mais lorsqu’elle fut presque à le toucher, le dieu du Ciel poussa un long grognement en tournant sa gueule serrée de crocs vers elle. L’enfant serra ses mains contre sa poitrine et senti les larmes monter à ses yeux. Elle le regarda sans peur mais avec tristesse. Ce n’était qu’un animal blessé, qui comme n’importe quelle autre bête sauvage aux abois, ne voulait pas qu’on le touche. Naïta sentait bien qu’il n’y avait rien d’agressif dans la réaction de leur mère. L’Azur ne souhaitait pas qu’on l’approche ni qu’on le frôle car il savait qu’il allait mourir et que rien ne changerait cette réalité.

C’était un effort de dissuasion. Pourtant, la créature de brume la fixa de son grand œil, ouvert sur un ciel en déclin. La nuit l’envahissait peu à peu. Son souffle se régulait lentement, ralentissant de plus en plus à chaque seconde. Naïta sentit une grande douleur dans sa poitrine, et le chagrin lui serra la gorge. Elle pleurait maintenant à chaudes larmes, se sentant un peu plus abandonnée à chaque seconde que le temps semblait encore leur accorder comme pour se délecter de la souffrance, des soupirs et des râles qui résonnaient dans la caverne.

Lung finit par se rapprocher de la gueule de sa mère. L’Azur ne bougea pas cette fois, se laissant humer par sa progéniture inquiète. Naïta vit alors les fumerolles autour de ses cornes, se détacher lentement pour glisser de ses écailles vers celles du petit dieu.

Le jour touchait à sa fin, tout était sombre à présent dans le nid. Seul l’œil de l’Azur brillait encore, reflétant une lueur irréelle. Lung toucha de son museau la gueule de sa mère. Naïta fit quelques pas posant discrètement sa main sur le flanc de son frère. Elle n’eut pas le temps de prendre peur ou de reculer. Les lambeaux de brouillard qui habillaient le monstre s’enlaçaient avec grâce autour de Lung et la fillette perçut très vite les mêmes visions qui l’atteignaient lorsqu’elle entrait en contact avec lui. Certaines évidentes puis soudain de nouvelles qu’elle connaissait pourtant pour les avoir vues en songe ainsi que dans sa cellule au fond des geôles du temple de la cité. L’Azur en compagnie de son congénère des mers sur le rocher aux pieds des falaises battues par la tempête, les larmes de feu, la femme au visage empli de tant de douceur, vêtue de blanc, coiffée d’or et portant un serpent de plumes autour des épaules. Avec ses cheveux de jais et ses yeux d’un bleu si pur, elle ressemblait tant à Naïta. Elle souriait puis s’effaçait laissant place au grand mur de glace que la fillette avait vu en rêve. Ce mur gravé d’un signe similaire à celui qui ornait son médaillon perdu. Puis des nuages, encore des nuages, un vol au-dessus de la mer infinie de brume, vers le soleil levant, entre les pics rocheux couverts de neiges éternelles.

Tout se brouilla tout à coup. Lung avait rompu le contact avec sa mère. Naïta compris à l’échange de leurs regards, leur attitudes et ce qu’elle venait de voir… Tous les souvenirs et connaissances de l’Azur venait d’être transmis à Lung.

Comprenant d’autant plus ce que cela signifiait, l’enfant ne put plus retenir ses sanglots et s’approchât de la bête, posant ses mains sur son flanc, laissant couler ses larmes sur les écailles assombries. Le monstre ne bougea pas cette fois, se contentant d’un long soupir, comme un dernier souffle rendu au monde des vivants.

Naïta était incapable de prononcer un seul mot mais elle savait bien que ses pensées étaient perçues par leur mère. Elle lui demandait de rester, lui disant qu’il ne pouvait pas mourir, qu’il n’avait pas le droit de les abandonner. Qu’allaient-ils devenir Lung et elle ?

Semblant vouloir répondre à ses craintes, l’Azur grogna doucement se tordant le cou vers elle. Naïta recula, le laissant glisser son museau sous son aile. Atteignant de ses crocs acérés sa blessure au dessus de son poitrail, il en arracha avec ses dernières forces, plusieurs écailles. Naïta étouffa un cri dans le creux de ses mains, tombant à genou. Elle ressentait à présent la douleur que le monstre s’infligeait. Pourquoi ? Les écailles tombèrent au sol une à une. Le sang s’écoula de plus belle hors de la blessure béante. L’Azur tourna son regard vers la fillette. 

Naïta secoua la tête, les yeux embués. C’était impossible. Le sang… Oui le sang. Il fallait le prendre, le garder, le conserver, le boire si besoin. Elle le lisait dans les yeux de leur mère. C’était son dernier présent avant de partir. Un gage de survie, de guérison. Mais… 

L’Azur la pressa d’un nouveau grognement sourd. Lung se tourna vers elle lui aussi, appuyant l’insistance de sa mère. La fillette se surprenait à si bien cerner les paroles absentes de ces deux animaux légendaires, et pourtant bien réels aujourd’hui devant elle. Elle rechignait à s’exécuter tant la tâche, si invraisemblable et cruelle, lui semblait douloureuse. Malgré tout, elle se précipita vers le nid où elle entreposait quelques bols façonnés dans des crânes de bharals. Elle revint aussi vite vers l’Azur et les remplit de son sang pourpre, épais et chaud. Quatre ou cinq à ras bord qu’elle reposât plus loin.

L’Azur semblait satisfait, reposant sa tête au sol, il semblât s’assoupir, fermant ses yeux d’épuisement. Naïta se colla à son frère de sang et de brume qui l’entourait à présent de plus en plus, lorsqu’elle vit l’œil de leur mère se rouvrir sur elle pour la fixer, presque comme il l’avait scrutée sous la pointe du Destin lors de leur première rencontre.

A l’instant où la fillette cherchait à percevoir les images, les visions que l’Azur lui renvoyait, celui-ci ouvrit la gueule et Naïta vit miroiter le temps d’un éclair, un petit objet pris entre les dents du monstre. En confiance désormais, elle s’avançât vers cette mâchoire béante qui l’attendait. Elle reconnut son médaillon de cinabre qu’elle pensait perdu à jamais après son arrivée dans le nid. Elle se pencha pour s’en saisir et une fois dans sa main, elle crut sentir un choc dans sa poitrine, si fort, si puissant, qu’elle en tomba à la renverse. Durant quelques instants elle fut dans les airs. Volant vers la pointe du Destin, recouverte de neige. Au bout du rocher suspendu dans le vide se tenait le Chamàn. Une fois tout près de lui, à presque le toucher, il levait les yeux vers Naïta, lui tendant le médaillon. Tout devint sombre et la fillette ouvrit les yeux. Assise sur le sol froid de la caverne. Elle posa son regard sur l’Azur.

Ainsi c’était cela. C’était le Chamàn qui avait rendu le médaillon à l’Arcane. C’était lui qui l’avait attendu durant des jours pour le lui remettre, afin de la sauver peut-être. Peu importe. L’Azur voulait qu’elle le voit, qu’elle le sache. Naïta prenait conscience que la créature la voulait elle, avec ce bijou, que cela était important pour elle. Pourquoi, elle l’ignorait.

Ce qui était insurmontable à présent c’était de savoir que cet être fabuleux allait s’éteindre. Ses sentiments devenaient confus. L’enfant avait la sensation de perdre sa propre mère.

Le monstre s’étiolait lui même en une multitude de fumerolles, il ne naissait plus d’elles, elles naissaient de lui tout autant qu’elles lui ôtaient la vie en l’altérant ? Le faisant doucement disparaître comme si il n’avait jamais été. Le nuage de brume épaisse s’amplifiait et prenait la forme de l’Azur à mesure qu’il lui ôtait son existence.

Naïta se releva près de Lung, tenant son médaillon contre sa poitrine où elle le sentait la réchauffer. La fillette pleurait à chaudes larmes. De chagrin, d’amour perdu et aussi de désespoir. L’Arcane n’était plus. Il était redevenu éther, léger, transparent, invisible. Dieu du Ciel, gardien du domaine des Ases, irréel, mythique comme on l’avait toujours cru chez les habitants de la cité des nuages. Comment allait elle s’en sortir seule avec Lung ? Comment allaient ils sortir ? Tout simplement.

Mais alors qu’elle se posait cette question de survie au beau milieu de ses pleurs, le nuage s’enroulât sur lui même comme un long serpent puis longea lentement la paroi de la caverne. Se frottant, se caressant presque à la roche sombre quand soudain, les volutes semblèrent se glisser dans une anfractuosité, comme aspirées par une trouée vers un air différent et lointain.

Naïta, voyant l’émanation se dérouler de plus en plus vite pour s’engouffrer dans cette ouverture jusqu’ici jamais décelée, se précipita à sa suite pour qu’il ne lui échappe pas.

Là, la pierre formait une sorte de paravent devant un autre pan de roche, ce qui rendait l’ouverture presque invisible. En y posant ses mains pour en faire le tour et se glisser entre les deux parois, Naïta se demanda comment elle avait fait pour ne jamais s’apercevoir de cela. Les blocs se superposant l’un à l’autre en deux murs parallèles, se trouvaient tant identiques, qu’ils formaient un parfait trompe l’œil, où que l’on se trouve dans la caverne. La fillette n’en croyait pas ses yeux, oubliant pour un instant toute sa peine.

Les derniers méandres de fumée blanche lui caressaient les doigts et le visage, comme pour mieux l’inviter à suivre le chemin qu’ils prenaient. Vers quoi allaient-ils ? Jusqu’où ce passage menait-il ? Lung se glissa derrière elle, il avait juste assez d’espace pour pouvoir se faufiler le long des rochers sombres. Rassurée de le sentir derrière elle, Naïta n’hésitât plus et se précipita à la suite du serpent de brume. L’Azur était en train de disparaître pour de bon, leur mère s’en allait mais avant cela, elle leur montrait le chemin vers une nouvelle liberté.

La fillette séchait ses larmes du revers de sa manche tout en poursuivant ce fantôme brumeux à travers le boyau de pierre. Le chemin tortueux lui parut interminable. Escaladant parfois les rochers glissants, manquant de tomber ou encore de coincer son pied dans une fissure traîtresse, s’agrippant de toutes ses forces restantes pour atteindre le sommet de ce qui semblait être un ancien éboulement dans une galerie creusée, ou un gouffre investit comme passage vers cette grotte immense où elle avait passé des lunes entières à se demander ce qu’elle pouvait encore attendre de l’existence.

Et à présent, voilà qu’elle sentait l’air arriver jusqu’à elle. Une odeur de neige tout comme sur la corniche devant la caverne, mais aussi un parfum de terre, de bois, d’animaux, de poils et de plumes. 

Elle accéléra le rythme de son ascension, se sentant approcher de son but, suivant le serpent de brume, s’assurant de la progression de Lung derrière elle. Elle sortit enfin de terre au milieu d’un îlot de blocs recouverts de neige. Reprenant son souffle, elle balayât du regard le désert blanc et noir qui l’entourait. Faisant quelques pas vers le vide au-dessus duquel le reptile nébuleux s’était suspendu, Naïta aperçu en contre bas le promontoire de l’antre d’où ils étaient sortis.

De l’autre côté, la montagne se poursuivait vers d’autres sommets encore plus hauts, dans les neiges éternelles éclairées de bleu par un croissant de lune si fin qu’on l’aurait cru ciselé dans le ciel d’encre par la griffe de l’Arcane.

Celui-là même qui en ce moment se déroulait dans l’air pour prendre une autre forme. Lung et Naïta se tournèrent ensemble vers lui. La spirale brumeuse se fit plus dense jusqu’à se recroqueviller sur elle même et former devant eux la gueule de l’Azur, puis ses yeux et ses cornes. Les larmes coulèrent de nouveau le long des joues froides de la fillette. Lung restait silencieux mais sa présence était de plus en plus puissante à ses côtés.

La tête de fumée ouvrit lentement sa large mâchoire de vapeurs et lançât sur eux un long souffle chaud et doux qui durât assez longtemps pour leur faire oublier l’hiver et le froid de cette nuit teintée de tristesse.

Alors qu’ils gardaient sur eux la dernière trace de cet adieu empreint d’amour, la brume s’étira et se dispersa dans le ciel étoilé jusqu’à disparaître totalement. Les yeux rivés sur la voûte céleste, Naïta sursauta légèrement à l’approche de Lung qui vint se frotter contre son bras. Elle le caressa, encore pétrie de chagrin, mais heureuse malgré tout au fond d’elle même, de ne pas avoir été abandonnée à son sort.

Ils avaient trouvé une sortie. Un chemin vers un nouvel avenir. L’Azur ne les avait pas laissés seuls. Il leur avait laissé l’opportunité de vivre à l’abri et de pouvoir sortir par ce passage secret. Dissimulé aux yeux non aguerris.

Naïta regarda de nouveau vers les étoiles avec Lung et remercia le Ciel. Elle remercia l’Azur, leur mère, serrant contre elle le médaillon de Cinabre et se lovant contre son frère d’écailles, désormais son seul compagnon, sa seule famille.

 

 

… On l’aurait cru ciselé dans le ciel d’encre par la griffe de l’Arcane.

 

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 19

 

La petite pirolle se débattait dans la cage de fortune que Naïta avait confectionnée à l’aide de multiples brindilles. Par un système ingénieux de tissage des branchages glanés ici et là, la fillette avait réussi à fabriquer un piège où l’oiseau bleu à bec rouge s’était fait prendre dans un goulot sans retour. Ses battements d’ailes frénétiques et désespérés ne cessaient pas et l’enfant avait mal pour elle. Elle avait accéléré le pas pour transporter la cage jusqu’au sommet d’une longue pente rocailleuse où elle s’était déjà rendue plusieurs fois avec Lung depuis que le chemin de la caverne s’était ouvert à eux, révélé par le départ de l’Azur.

Depuis, la vie s’était mise en place, organisée autour de matins de chasse, de journées d’apprentissage et de soirs autour du nid. Avant de se confectionner un arc digne de ce nom, Naïta posait des collets dans les buissons éparses d’épineux mais les prises étaient rares et bien maigres. Les butins de leur mère lui manquaient. Le soir auprès du feu, le dos calé sur le flanc de son frère d’écailles bleues, elle taillait avec patience et précision un long morceau de bois qu’un beau jour il faudrait bander à l’aide de tendons conservés et prélevés sur les derniers barhals ramenés par l’Azur.

L’espoir était revenu un temps avec cette bouffée d’air et la découverte si inattendue des alentours du nid. Mais leur caverne se trouvait déjà si haute, dissimulée dans les sommets. Il fallait trouver un chemin sûr pour pouvoir entamer une descente vers les premiers arbres et atteindre plus de gibier. Certains soirs, la fillette désespérait. Le bois trouvé pour son arc était de qualité médiocre mais c’était déjà une chance de l’avoir déniché aux environs de la caverne où seuls quelques buissons rabougris s’éparpillaient, victorieux sur l’hiver qui touchait à sa fin. Plus tard, il lui faudrait trouver mieux. Se fabriquer des outils tels qu’une hache en pierre taillée et atteindre la forêt pour prélever au cœur d’un tronc de cèdre ou d’un if un bois à la fois plus souple et plus solide. Ses premières flèches n’étaient pas mieux. Taillées directement et péniblement dans des os de carcasses, elles ne promettaient pas une stabilité ni une maniabilité redoutable. Ses nouvelles armes étaient de fortune. Mais c’était toujours mieux que rien.

En attendant de pouvoir se nourrir de nouveau, Naïta prélevait chaque matin, dans un des bols en os, une goutte du sang de l’Azur. Leur mère lui avait fais don de ce fluide de vie extraordinaire et pourtant bien réel que les humains convoitaient tout en le croyant légende. Ce mythe d’élixir d’immortalité n’en était pas vraiment un. Le sang que la fillette avait recueilli ne caillait pas, ne séchait pas et ne refroidissait pas. Il conservait son aspect liquide, tiède et visqueux, jour après jour sans subir l’épreuve du temps ou du froid. Son gout puissant s’exprimait même dans une seule goutte que la fillette posait chaque jour sur sa langue. Une seule goutte suffisait à rester en vie un jour de plus sans ressentir ni faim ni fatigue. Mais elle savait que ce substitut ne pouvait pas durer une éternité. Ni pour elle, ni pour son frère.

Elle tentait donc d’apprendre à Lung comment chasser, mais il ne savait que ramper entre les buissons et les rochers. Et le petit gibier ne l’intéressait pas. Comme le jeune oiseau tout juste sorti du nid, il fallait qu’il apprenne à voler. Mais il ne semblait pas en ressentir l’envie et Naïta s’était donné pour devoir de lui faire comprendre cette nécessité en lui montrant.

La pirolle avait fini par se calmer, calée dans le fond du piège, elle semblait s’être résignée sur son sort alors que Naïta posait sur elle un regard bienveillant. Dans quelques instants le bel oiseau bleu comprendrait qu’elle ne lui voulait aucun mal. La fillette avait atteint le sommet de la pente de roches grises et Lung leva vers elle son museau anguleux et son œil curieux de ce qu’elle tenait dans ses mains. Sa sœur lui lançât un regard sévère lui signifiant que ce qu’elle amenait ne constituerait pas un déjeuner et le jeune Arcane poussa un léger grognement de déception.

« Observe donc ce que je t’amène au lieu de faire ta mauvaise tête, Lung. » lui dit-elle amusée.

Puis sans attendre, elle plongeât sa main dans la cage pour en sortir la pirolle, tenue par les pattes. Cette dernière se débattait de nouveau avec vigueur mais Naïta la maintenait fermement d’une main gantée de lanières en peau tannée.

« Regardes! »dit elle en tendant le bras vers le ciel sans lâcher les pattes de l’oiseau. « Observes Lung et fais pareil. Tu dois battre des ailes comme ça. tu dois voler. »

Lung regardait l’oiseau en clignant sa paupière, penchant le museau de côté.

La fillette se tourna vers lui agacée. 

« Tu veux manger? Tu veux manger cet oiseau? Et bien tu n’as qu’à l’attraper! »

Le jeune Arcane se redressa en ouvrant la gueule. Naïta se surpris à crier en s’écartant de lui.

« Ouvres tes ailes! Lung, ouvres les, bon sang! »

Mais Lung se traina vers elle alors qu’elle reculait.

Naïta repris la pirolle contre sa poitrine en soupirant. Le découragement la gagnait cela faisait des jours et des jours qu’elle tentait de faire voler son frère. Jusque là rien n’y avait fait.

Elle avait couru avec lui dans les descentes vertigineuses au risque de se rompre elle même le cou. Elle avait levé ses bras pour lui montrer comment l’imiter. Elle l’avait encouragé. Elle avait tempêté contre lui. Cela ne changeait rien.

Lung avait tout juste réussi a se dresser et ouvrir ses ailes mais sans daigner les remuer et encore moins battre l’air avec.

Il ne savait que ramper comme une chauve souris atrophiée et la fillette commençait à désespérer de le voir un jour prendre son envol.

Qui sait, sans doute était-ce impossible, rien ne prouvait qu’il était identique à l’Arcane.

Ou alors fallait il attendre encore? Son frère était peut-être encore trop jeune. Pourtant il devenait urgent d’élargir le périmètre de leur exploration autour de la caverne. La nourriture n’était pas suffisante pour prendre des forces et parvenir au moindre résultat et, sans vol, aucune chasse de belle envergure n’était possible. A pied il y avait beaucoup trop de chemin à parcourir.

Même avec son arc et ses pauvres flèches, comment ramènerait elle les carcasses au nid? Lung n’allait tout de même pas ramper sur des toises tout en portant leur butin.

Naïta lâcha la pirolle qui s’échappa dans le ciel. Tous deux restèrent le regard fixé sur l’oiseau qui retrouvait sa liberté dans l’air frais du matin.

Tandis qu’elle voyait le volatil disparaître, Naïta senti gargouiller son ventre.

Son estomac lui brulait les entrailles comme si il la dévorait de l’intérieur.

Elle maigrissait de jour en jour, se sentait de plus en plus faible malgré le sang de l’Arcane.

Même son séjour dans les geôles de la cité lui revenait comme un souvenir moins invivable.

Elle se retourna vers Lung. Le regard de son frère se plongea dans le sien.

Sa raison se brouilla quelques instants et elle vit leur mère ramener de la viande fraîche au nid. Un souvenir qui ne rassasiait que leur esprit.

Oui, la faim les taraudait tous les deux.

Soudain exaspérée, Naïta tomba à genoux devant Lung.

« Pourquoi tu n’y arrives pas? J’ai besoin de toi, tu comprends?… Notre mère ne reviendra pas. »

La fillette sentait monter la colère en elle, même si elle ne parvenait pas réellement à en vouloir à son frère. Il n’y avait pas de solution.

Elle se releva et dévala la pente en trainant des pieds, sentant derrière elle Lung lui emboiter le pas.

Les images se mêlaient. Des petites graines de nigelle roulaient au creux de sa paume. La fillette fermait ses doigts sur sa pitance. Elle relevait la tête pour découvrir le foyer où sa mère préparait le repas. Une odeur d’agneau, d’épices et de galettes cuites envahissait ses narines tandis que le sourire de sa mère s’évanouissait avec le parfum de la maison. Son père surgissait du temple avec ses hommes de main tirant tout autour d’eux. De leurs pàonà s’échappaient des volutes de fumée d’où renaissait l’Azur écrasant tout sur son passage. Ses yeux de ciel se dissipaient pour laisser naitre la déesse des glaces et son visage à la fois bienveillant et mélancolique. Autour de son cou, le serpent couvert de plumes la fixait intensément… Naïta ouvrit les yeux sur cette vision.

Les rêves de plus en plus confus et violents se succédaient depuis quelques temps.

Elle dormait la plupart du temps pour tromper la faim. Et la faim étant de plus en plus grande, et ses forces de plus en plus maigres, le sommeil était le seul et dernier remède possible.

Mais son esprit troublé lui donnait des cauchemars et toutes ses heures passées dans la caverne ne lui apportaient pas le moindre repos.

La fillette se leva lentement. Lung dormait paisiblement au fond du nid.

Naïta jeta un regard vers lui. Dehors il faisait froid mais le soleil était au zénith et le ciel était tel que l’Azur leur avait laissé. Clair, pur mais aussi désert. Abandonné de sa présence. L’enfant s’avançât sur le promontoire, jusqu’au bord du vide. Une légère brise venue des profondeurs souleva ses mèches courtes en bataille autour de son visage. Sous ses yeux, sous ses pieds et autour d’elle, s’étendaient les plus hauts sommets du monde connu. D’ici on ne percevait pas le fond des vallées. Il n’y avait que des pics acérés, enneigés, enchevêtrés les uns aux autres, telle une barrière entre elle et le reste de la Terre. Tout était si loin. Quelque part dans l’un de ces creux de brume se nichait la cité des nuages. Perdue… Trop loin pour être vue. Ailleurs, la vie. Ici il n’y avait plus que le silence assourdissant des monts immaculés.

Son cœur se serra en revoyant le visage de sa mère en songe. Naïta ne se rendit compte qu’elle pleurait que parce que, tout à coup, ses larmes tièdes réchauffaient ses joues rougies par le froid. Elle sentait ses dernières forces l’abandonner, et soudain les sanglots se succédaient sans plus s’arrêter. Elle n’essaya même pas de les étouffer. Instinctivement elle porta sa main à son médaillon. 

Au même instant elle entendit Lung grogner. Elle se retournât vers lui. Son frère s’était redressé dans la caverne et la regardait. Les yeux de la fillette s’embuèrent encore plus, se remplissant de tendresse. Sa main crispée sur la pierre de cinabre, son cœur pétri de regrets. Elle regardait Lung et ce dernier sentait toute sa tristesse l’envahir. Il s’avançât vers elle haletant comme il le faisait lorsqu’il était inquiet.

« Non »cria-t-elle en tendant son bras et sa paume ouverte vers lui.

Cette paume marquée à jamais de sa cicatrice. A bout de souffle et de nerfs, Naïta retourna sa main tremblante vers elle pour voir la trace de sa blessure. La pensée furtive que cette douleur n’était rien comparée à celle qu’elle éprouvait aujourd’hui, la traversa.

Elle releva ses yeux bridés et trempés de chagrin vers Lung qui la fixait de ses yeux reptiliens sans bouger.

Elle lui sourit doucement puis elle recula d’un pas, ferma les yeux et se laissa tomber en arrière comme pour se coucher sur le vent, son corps basculant dans le vide. La dernière chose qu’elle entendit fut le hurlement de son frère.

 

 

Petite Pirolle…

 

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 20

 

 

Les lambeaux de brume. Les bras fantomatiques, ondulant comme des serpents nuageux. Ils étaient encore là.

Ils tournoyaient autour d’elle, se lovant sur sa tête, ondoyant sur ses épaules, se caressant à son dos. Ils l’attiraient, la soulevaient. 

Était-elle enfin passée ? 

Naïta leva la tête, étendue sur le ventre contre la pierre glacée d’une caverne.

Le visage de la déesse au serpent de plumes lui faisait face. Elle souriait toujours, douce, incroyablement belle, les bras ouverts pour l’accueillir.

Et pourtant, son reflet dans la lumière s’estompait de nouveau à mesure que la fillette reprenait conscience d’elle même.

Non, elle n’avait pas traversé. Elle était vivante. Elle se rappelait…

La chute. Son corps frêle sur le vent gelé. Son corps si léger qui, même appelé si fort par la Terre, lui avait semblé tomber pendant une éternité avant de sentir les courants, les souffles fendant l’air autour d’elle, lorsque Lung l’avait rejointe dans son effondrement.

Une avalanche de nuages s’était pressé autour d’eux comme pour atténuer le dernier choc. Le corps de son frère s’était collé au sien. Agrippée à son cou, Naïta avait gardé ses yeux fermés, prisonnière du désir de mourir, sentant leurs corps transpercer la brume comme une énorme flèche. Ses mains, sa peau contre les écailles de Lung, dès lors une multitude d’images avaient envahi son esprit.

Aucune ne reflétait sa vie passée. Il n’y avait que des visions. Un nourrisson et un petit Arcane, tous deux liés dans la lumière d’un même œuf. Le sang de sa main sur celui qui recouvrait le front de son frère. Le médaillon de Cinabre entre les crocs de l’Azur. Le regard de ce dernier avant de disparaître en poussière d’étoiles. Lung ouvrant grand ses ailes devant une femme tenant un bâton orné de cristaux. La cité des nuages trônant sous les yeux de Naïta alors qu’elle la survole chevauchant son frère. L’Azur naissant du soleil et venant vers elle, assise entre quatre Cóngs résonnants d’eux même.

Le jeune Arcane l’avait tirée de ses dernières chimères dans un cri de désespoir. Contre sa poitrine le médaillon de cinabre était brûlant. L’évidence traversait son esprit et, unie à son frère, elle avait pris le pendentif dans sa main et entonné une note aussi forte et haute qu’elle avait pu, malgré le souffle des vents qui coupait le sien.

Lung avait gémi de même comme si il ne puisait sa force que dans ce seul son. Le médaillon s’était réchauffé de plus belle et la robe d’écailles de l’Arcane avait lui comme mille miroirs tournés vers le soleil de midi. La brume autour d’eux s’était enveloppée sur leurs corps, écartant les ailes de Lung, les déployant dans une ultime secousse de vie, soulevant leur étreinte, les repoussant loin de la Terre avec une force phénoménale. Une poussée extraordinaire les avait emportés vers le ciel si brusquement que Naïta avait continué à chanter mais ne se souvenait plus quand elle avait cessé.

Elle se souvenait de la mer de nuages sur laquelle ils avaient plané doucement lorsqu’ils avaient rejoins les sommets les plus hauts. Elle se souvenait de l’horizon si lointain qu’ils y percevaient la courbure du monde. Elle se souvenait de la magie de ce premier vol, accrochée au cou de Lung qui avait réussi à lui faire comprendre qu’ils ne faisaient qu’un et pas seulement dans la vie ou la mort. 

Les choix étaient déjà déterminés pour le jeune Arcane et sa sœur. L’un ne pouvait pas vivre sans l’autre. L’autre ne pouvait rien faire sans l’un.

Pour l’heure il l’avait sauvée. A moins que ce soit elle.

A vouloir disparaître, elle avait une fois de plus survécu. A croire que la mort ne voulait vraiment pas d’elle.

Le froid et les hauteurs du ciel lui avait fait tourné la tête et Lung avait fini par se poser. Mais Naïta n’en avait pas souvenir. Elle avait la sensation de s’être endormie durant plusieurs jours. Jusqu’à ce que les brumes reviennent la hanter.

La déesse à la tiare d’or qui était venue à elle dans le cachot et dans ses rêves, était ici. 

Cette caverne de glace, ce froid, et cette résonance, Naïta les connaissait déjà.

La clarté de l’eau qui s’écoulait lentement derrière la paroi bleutée, l’air empli d’un parfum étrangement connu, et ce souvenir si précis et pourtant incertain.

Tout était là, elle le sentait. Tout était comme dans ces derniers songes. Il n’y avait que Lung qui s’invitait dans ce décor familier et dont le souffle rassurant derrière elle, la poussait doucement à s’avancer vers le mur de glace. Dans ce dernier se profilait la marque reconnaissable devant laquelle la fillette se figea, la scrutant encore pour être certaine de ce qu’elle s’apprêtait à faire.

Son rêve et les pensées que l’Azur lui avait transmises étaient désormais réelles. 

Face à elle. Il n’y avait rien, que de la glace, montant vers l’infinie hauteur d’une caverne gigantesque plus haute que tout ce qui lui avait été donné de voir jusqu’ici. Le gouffre qui tenait la cité des nuages en son sein n’était pas aussi profond que ce temple de stalactites au reflets irisés comme les écailles de l’Azur.

Naïta savait d’instinct ce qu’elle devait faire même si elle le redoutait aussi.

Son frère était près d’elle. Elle n’avait rien à craindre. Sa présence était gage de confiance et c’était lui qui l’avait amenée ici.

Lui aussi savait ce qu’il devait faire. Il avait accompli sa part.

C’était le tour de la fillette à présent.

Dans le mur de glace, la forme bien connue qu’elle avait vu endormie attendait.

Naïta retira son médaillon pour libérer la pierre rouge de son lien de cuir.

Puis elle le glissa sans hésiter dans le mur. Le disque de cinabre s’enclencha dans la paroi gelée comme la plus parfaite des clés.

L’enfant recula d’un pas, observant sans un mot, le cœur serré d’anxiété.

Après quelques instants rien ne se produisit. Elle attendit encore mais rien n’arriva.

Elle se tourna vers Lung, l’interrogeant de ses pensées. Elle était pourtant sûre de ce qu’elle avait fait. Que se passait-il ? Ou plutôt pourquoi rien ne se passait ?

Son frère d’écailles la regarda puis vint se frotter contre elle. Naïta prit sa tête cornue dans ses bras, le grand front de Lung reposant contre la poitrine de l’enfant.

Elle senti dans son ventre une douce vibration. C’était comme le ronronnement d’un fauve, plus aigu, plus maintenu, sur une même fréquence.

Elle s’écarta soudain de lui, plongeant son regard dans son œil fendu.

Elle s’éloigna doucement pour se rapprocher du mur. Debout, devant son médaillon fiché dans la glace, Naïta entonna la note la plus pure et la plus claire que son corps épuisé pouvait encore lui procurer.

Son chant résonna, suprême et doux jusqu’à la voute colossale de la caverne. Le médaillon devint rouge, écarlate, lumineux, brûlant, fumant, incandescent.

Tout autour, le mur était toujours là, mais il changea peu à peu de couleur et d’aspect. Sa brillance avait disparu, sa dureté s’évaporait. 

La fillette s’avançât, suivi de près par Lung. Tendant la main prudemment elle constata, effarée, que le mur était à présent une barrière de brume. La glace s’était changée en vapeur d’eau tiède. Elle jeta de nouveau un regard vers son frère, déglutit et s’avançât à travers l’épais barrage de brouillard.

Elle fit plusieurs pas timides dans cette atmosphère inconnue où elle ne distinguait rien à deux pieds devant elle.

Lentement elle sorti de l’autre côté de la frontière d’émanation blanche. Il y avait là une odeur douce, glacée mais claire comme un son. Comme celui qu’elle avait entonné naturellement. La même odeur qui émanait de l’Azur avant sa mort.

Tout autour d’elle de grands pics de glaces se jetaient à l’assaut des hautes voutes de la caverne. Elle découvrait devant elle une immense dalle creusée par le temps et l’infini patience de l’eau qui s’y déposait, goutte après goutte. Chacune résonnait dans la grotte produisant un écho toujours plus cristallin. Jamais la fillette n’avait entendu de son plus diaphane et délicat. C’était attirant, apaisant. C’était comme si l’eau l’appelait. Comme si elle produisait une sorte de musique hypnotique.

Elle s’approchait encore du bassin, formé à la force des siècles d’usure, de l’invulnérabilité de cette eau si limpide qui s’y cachait.

Au dessus de cette grande vasque naturelle, Naïta discerna sur la paroi, un visage gravé.

C’était celui de cette étrange déesse, coiffée d’or et portant son serpent de plumes sur ces épaules. Etait-ce la gardienne de cette source millénaire ?

Et d’ailleurs qu’était donc ce lieu ? Naïta se pencha au-dessus de l’eau étincelante et écarquilla ses yeux bleus. Il n’y avait aucun reflet à la surface. Elle ne voyait pas son image onduler. Elle ne distinguait même pas une petite ombre.

Et les gouttes continuaient de tomber, l’une après l’autre, avec le même rythme, imperturbable, offrant à la caverne cette seule musique. Eternelle, venant d’un passé lointain et s’écoulant encore pour des siècles.

Une eau sans reflet mais plus que limpide. Brillante, presque lumineuse.

Opalescente, elle avait quelque chose de céleste dans son aspect et le son qu’elle produisait.

Naïta leva les yeux vers la voute, écoutant l’écho de cette onde étrange. Son regard se posa sur l’un des angles de la caverne dans le fond derrière la paroi gravée. 

Entre roche et glace se détachait un angle saillant, entre deux teintes.

Il était ancré dans les deux matières, pris au piège, et en sortait à mi hauteur pour s’élancer vers le ciel invisible. Il n’était ni de pierre, ni d’eau gelée. C’était autre chose. Naïta s’en rapprocha et vit que cela ressemblait une gigantesque colonne, extrêmement large. Mais les angles étaient bien marqués et dessus se profilaient des dessins. Des lignes qu’elle reconnaissait pour la plupart.

Alors la fillette eu un éclair dans les yeux, une pensée fulgurante, une idée totalement folle la traversa. Elle se tordit le cou à tenter de voir jusqu’en haut de ce mât irréel, orné de signes étranges. Puis elle couru pour traverser la grande caverne passant devant Lung qui l’observait tranquille, impassible comme si il connaissait déjà cet endroit, sans s’étonner de l’attitude de sa sœur.

Naïta fit le tour de la fontaine et se précipita vers l’autre angle de la salle. Elle sourit en constatant la présence d’un autre mât identique au premier, coincé lui aussi dans les éléments. Leurs proportions défiaient l’imaginaire. On les aurait cru façonnés par la main de quelque Dieu ou Géant de l’Ancien Temps.

Les légendes et histoires du Chamàn au temple s’invitaient dans la mémoire de la fillette. Etait-ce l’oeuvre des Anciens ou des Arcanes ?

Soudain son sourire s’effaçât de son visage ravagé de fatigue. On ne voyait ni la fin ni le début de ces colosses. C’était certainement de la pierre mais pas n’importe laquelle. De là où elle était, elle ne pouvait pas voir mais son doute se confirma lorsqu’elle prit la peine de se retourner vers l’autre extrémité de la grotte géante.

Il y avait un troisième socle et pour tout dire, surement un quatrième. Ce qu’elle n’eut pas trop de peine à vérifier après avoir retraverser une fois de plus la caverne. Elle se retourna vers Lung qui la suivait toujours du regard, soufflant de grands filets de brume par ses naseaux bleutés.

Elle n’avait, comme toujours, pas besoin de lui parler.

Elle plongea juste ses yeux dans ceux de son frère. Elle revit l’Azur lui remettre son médaillon, elle le revit venir à elle sur la pointe du Destin et elle revit les quatre Cóngs autour d’elle, brillants d’une lumière douce et bleutée comme les écailles de Lung.

Les Cóngs ! Les Cóngs et leurs ornements si énigmatiques. Semblables aux pierres de cette antre. Leurs lignes de mystère que même les écrits des anciens n’avaient pas su déchiffrer.

Naïta regarda autour d’elle, tournant sur elle même au centre du repère de la montagne. Prisonniers de la roche, il y avait ici, quatre piliers, qui ressemblaient plus que tout, à quatre Cóngs gigantesques.

Ce qui était là, au-dessus d’elle était grandiose et inquiétant. Qui les avait mis là ? Et depuis combien de temps dormaient-ils ici ?

Des millénaires certainement. C’était incroyable. Aucun être humain n’aurait pu s’en servir. À qui avaient-ils appartenu ? N’était-ce qu’une décoration ?

Impossible. Et pourtant. Ils avaient la même allure que les pierres qui lui servaient à ouvrir une porte du Ciel mais cela semblait impensable.

Les Cóngs avaient diverses hauteurs et largeurs. Diverses proportions mais généralement ils étaient assez courts et volumineux. Ceux là étaient fins, à la vue de leur hauteur. Ils montaient bien à trois cent pieds et en faisaient à peine vingt de large.

Ils n’étaient pas conçus pour la main de l’homme. Chacun était si monumental, dix fois plus colossal que les colonnes du temple de la cité. Les déplacer semblait inconcevable.

Etrange mystère que cela. Naïta cessa de tourner sur elle même. Elle revint vers son frère, près de l’eau lumineuse. Elle se colla contre le flanc de Lung, se sentant soudain rattrapée par une fatigue extrême. Il l’accueilli avec un doux grognement et se pencha au-dessus de la surface cristalline. 

La fillette senti sa tête tourner puis des images et des sensations venir à elle comme chaque fois que son frère lui parlait. L’eau semblait s’animer, quitter la grotte, virevolter dans le ciel, puis tomber dans le grand fleuve sous la cité, suivre les courants tumultueux entre des forêts, dans des gouffres sous terre, s’éparpiller dans une vaste étendue d’eau, un lac, puis l’océan, qu’elle n’avait jamais vu. Les particules de lumière remontaient vers le ciel en fines gouttelettes, soulevées par le vent, les tempêtes et les orages pour venir se poser en paix au milieu des nuages les plus hauts, les plus blancs et les plus purs, et se changer enfin en une sorte de joyau qui se posait au sommet de la couronne d’or de la déesse au serpent de plumes.

Naïta sursauta. Encore cette vision ? Qui était cette étrange divinité ? Une idole des Anciens ? De son reptile, lové sur ses épaules s’échappaient toujours les mêmes couleuvres de brume, identiques à celles qui habitaient le corps de l’Azur. Celles qui le constituaient, s’échappant de lui pour venir y renaître encore.

Pour la fillette, tout s’embrouillait. Elle comprenait simplement que cette eau était un trésor précieux. Sans savoir pourquoi.

Elle imita son frère d’écailles, se penchant à son tour sur ce miroir sans reflets.

Timidement, elle effleura la surface de la main, puis elle y plongea le bout de ses doigts. Elle était fraiche mais pas froide contrairement à ce qu’elle aurait pu attendre. Mais elle était surtout très douce. Oui douce.

Une sensation de bien-être s’empara de Naïta à ce contact. Elle avait l’impression de plonger dans une matière plus consistante qu’un simple liquide. Instinctivement, elle joignit ses paumes et ramena vers ses lèvres le précieux breuvage. Juste une gorgée. 

Alors son corps se réchauffa d’un seul coup. L’eau devenait tiède en coulant dans sa gorge. Elle la sentait s’étendre dans ses veines jusqu’au bout de tous ses membres, dans ses organes, accélérer les battements de son cœur, calmer la faim dans son ventre, dissiper les douleurs, détendre ses muscles, nettoyer sa peau, lui redonner force. Puis en regardant ses mains, la fillette vit disparaître les quelques gouttelettes dans son épiderme et eu une vision. Sa peau se flétrissait et se tachait comme celle d’une vieille femme sur le dessus de ses paumes puis soudain redevenait lisse et claire comme celle d’un petit enfant. L’évidence encore se dessinait en pensées suggestives. Ce qu’évoquaient toutes ces sensations était clair. Elle avait bu une eau sacrée. Une eau rare et précieuse. Un élixir de vie. Une source divine.

Elle remerciait soudain le destin, la Vie, de l’avoir menée ici, même si elle se demandait toujours ce qu’elle faisait là tout en se sentant légitime d’avoir pénétré dans ce sanctuaire.

Lung poussa un grognement tout en reculant. Naïta le vit s’éloigner et se dit qu’il était sans doute temps de partir. Mais elle se ravisa un instant et revint vers la grande vasque minérale, ouvrit sa petite gourde et la plongea dans l’eau scintillante. 

Elle ne prit pas le temps de la remplir complètement et se pressa de rejoindre Lung. Rebouchant sa petite calebasse, la fillette traversa le mur de brume et une fois de l’autre côté se retourna pour retirer son médaillon de cinabre qui semblait flotter dans le vide. Elle y agrippa ses ongles pour le débloquer de son empreinte. L’épais brouillard redevint instantanément de glace. Le pendentif dans sa main, Naïta frappa de l’autre cet immense miroir de gel. Il était aussi dur que la roche.

L’enfant prit alors conscience qu’elle détenait la clé de ce lieu. Etait-elle unique ? Peut-être pas… Mais elle en avait une. Et il ne fallait pas que n’importe qui puisse arriver ici.

Elle regarda son frère qui était déjà au bord du vide. Elle senti son envie de s’envoler aussi forte que la sienne. Elle remit son médaillon autour de son cou et grimpa sans hésiter sur le dos du jeune Arcane. Elle se sentait si bien. Tellement mieux. Sa faim s’était évanouie, son chagrin avec.

Elle n’avait plus peur et désormais, si tous deux pouvaient voler, le monde leur appartenait. 

Elle entonna une douce note alors que Lung écartait ses ailes. Ils prirent leur envol et Naïta lança un dernier regard derrière elle, inquiète de savoir comment elle pourrait retrouver le chemin à travers les cieux pour regagner cette source miraculeuse. Mais Lung gronda doucement dans sa gueule. Il connaissait le parcours le long des nuages et sous les étoiles. Il savait comment revenir. Ce n’était pas une affaire de mémoire, mais d’instinct. Et aujourd’hui, il avait fait pareil.

Les doutes de la fillette disparurent et ils rentrèrent chez eux.

Dès le lendemain, Naïta avait pris son arc et son carquois de flèches et ils étaient enfin partis en chasse.

La première et la seule prise du jour était un jeune tahr, cousin du bharal. La fillette avait décidé de le ramener sur le dos de Lung car il n’avait pas encore assez d’assurance pour le rapatrier au nid dans ses pattes griffues. La proie n’était pas trop lourde, et elle finissait de la nouer fermement à l’encolure de son frère, quand celui-ci avait tourné la tête vers un bosquet d’arbres en aval de l’endroit où ils se trouvaient.

Naïta avait bandé son arc et encoché sa flèche, la pointant vers le bois. Plus rien ne bougeait. Ils ne pouvaient pas s’envoler ainsi sans savoir ce qui se cachait plus bas dans les frondaisons. Ils reculèrent tous les deux à l’abri d’un rocher et se tapirent sans bruit. Ils attendirent quelques minutes sans que rien ne se passe quand l’enfant entendit très nettement des pas approcher. Elle jeta un œil vers Lung avant de bondir hors de sa cachette, prête à tirer sur l’intrus.

En découvrant son visage dans un cri guerrier, Naïta failli vaciller, écarquillant les yeux, la bouche entrouverte incapable de prononcer le moindre mot.

Mais elle se ressaisi presque aussi vite gagnée par la colère. Une colère fulgurante qui l’aida à diriger de nouveau sa flèche vers celui qui se trouvait devant elle, une simple besace sur l’épaule et son bâton à la main.

Le Chamàn lui faisait face, son regard dans le sien, impassible et silencieux.

 

 

La source miraculeuse dans le domaine des Dieux derrière la barrière de glace, gardée par le serpent de plume…

 

 

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 21

 

 

« Laisses moi t’aider mon enfant ! »

« Non ! Je n’ai pas besoin de vos soins, ni de vos breuvages, ni de quoique ce soit d’autre. »

Naïta repoussa d’un geste brusque l’écuelle que le Chamàn lui tendait.

La fillette ne parvenait pas à apaiser sa colère depuis qu’elle avait croisé le chemin du vieux sage dans la forêt.

Alors qu’elle n’avait cessé de le tenir en joue, il avait raconté très sereinement les raisons de sa présence dans la montagne. Banni de la cité par Toràl après avoir remis le médaillon de Cinàbre à l’Azur, il s’en était allé avec la conviction que son chemin croiserait celui de l’enfant. 

Certain qu’elle était en vie, il voulait la retrouver. C’était chose faite. Même si cette dernière n’était pas du tout dans un jour de bonté. Ce qui avait décidé Naïta à abaisser la pointe de sa flèche puis à laisser le Chamàn venir avec elle jusqu’à la caverne, c’était l’attitude de Lung.

Son frère d’écailles n’avait montré aucune crainte, aucune animosité, ni même aucune méfiance envers le vieil homme. Sa sérénité, face à cet être humain qui lui était étranger, avait convaincu l’enfant.

Le souvenir de la pointe du Destin encore encré dans son esprit jusqu’à la cicatrice encore lourde qui pesait dans son coeur et au creux de sa paume, Naïta avait cédé aux pensées confiantes que Lung dégageait et au souvenir de l’Azur qui avait rapporté le médaillon.

« Il faudra bien te décider à avaler quelque chose Naïta. Tu es malade et j’essaie simplement de t’aider. »

« Si vous vouliez m’aider, vous ne m’auriez pas ouvert la main en deux avant de me livrer à l’Azur pour la satisfaction de mon père. »

« Je sais mon enfant, et jamais je ne trouverai les mots pour te demander de me pardonner, mais… »

« Mais quoi? Vous avez été banni par mon père. Il ne veut plus de vous comme il ne veut plus de moi, alors… »

« Ton père m’a banni parce qu’il m’a vu remettre ton médaillon à l’Azur, là où il était resté, après ta chute sur la pointe du Destin. »

À ces mots, Naïta se ravisa, découvrant finalement comment les choses s’étaient déroulées. Ainsi, l’Azur n’avait pas retrouvé le pendentif de Cinàbre seul. Le Chamàn l’avait aidé.

« À ce que je vois ce n’était pas peine perdue puisque tu le portes de nouveau sur toi. Quant à la Cité, j’aurai fini par la quitter de toutes façons. Il y a déjà bien longtemps que je n’y ai plus ma place. Seule ta présence pouvait encore avoir un sens pour te guider dans ton apprentissage. »

Naïta soupira, résignée.

« … L’Azur est mort… »

Le Chamàn suspendit son geste, l’écuelle dans la main alors que Lung se rapprochait d’eux. Le vieil homme tourna le regard plein de compassion vers le jeune Arcane qui vint renifler l’écuelle dans un doux ronronnement avant de regarder sa soeur.

Naïta soupira de nouveau, détournant les yeux vers le fond de la caverne.

« Lung a confiance en vous alors je vais être obligée de faire de même. »

« LUNG!? c’est ainsi que tu te nommes noble jeune Arcane. » déclara le Chamàn en le regardant s’éloigner. 

« C’est ainsi que JE l’ai appelé! » repris Naïta toujours agressive.

« Sans doute était-ce la volonté de l’Azur. »

« Comment ça? »

« Que toi et Lung deveniez des « inséparables ». D’une certaine manière, l’Azur t’a confié sa progéniture et, à travers lui, bien plus qu’un frère de sang. »

Naïta se redressa pleine de colère et cracha :

« Arrêtez donc vos prophéties stupides! L’Azur ne désirait rien me confier. Il serait toujours en vie si mon père ne l’avait mortellement blessé! »

« Tu as peut-être raison, mais l’Azur avait certainement prévu ce qui est arrivé. Jusqu’à sa propre mort. Chez les Arcanes, la mort n’est pas une fin mais un don de soi. »

« Comment pouvez vous affirmer de telles choses? Vous ignorez tout de ce qui s’est passé ici… Vous ignorez tout de ce que nous avons dû faire pour survivre. Tous ces jours d’attente, toutes ces heures à espérer son retour, la faim, le désespoir, la peur… »

Soudain, les mots s’étranglèrent dans la gorge de la fillette et elle baissa ses yeux bleus luisants qui venaient de transpercer ceux du vieillard et qui se remplissaient à présent de larmes qu’elle tenta de dissimuler sans y parvenir.

Le Chamàn eut un léger sourire empli de compassion.

« L’Azur était votre mère à tous les deux. Je l’ai vu… ou plutôt je l’ai senti. Je ne saurai pas l’expliquer. J’ai su que tu étais en vie lorsque je lui ai remis ton médaillon. Quelque chose émanait de cette créature sacrée, et cela m’a, comment dire, rassuré… apaisé. »

« Apaisé… » Naïta soupira comme si ce mot représentait tout ce qu’elle n’avait pas connu depuis bien longtemps.

Elle ferma les yeux un instant, inspira doucement et laissa retomber ses épaules sous un lourd poids imaginaire avant de se confier au vieil homme.

« Quand il est enfin rentré, cela faisait des jours que nous l’attendions. Nous n’avions plus rien à manger. Il est venu, s’est couché, épuisé et à bout de forces, et m’a donné le médaillon avant de disparaitre dans un nuage de poussière. »

« De poussière? »

Naïta opina de la tête en sanglotant.

« C’est comme ça qu’il nous a montré le chemin pour sortir du nid. »

« Mon enfant, je t’en prie, mange. Tu dois te nourrir si je veux pouvoir t’enseigner l’autoguérison à l’aide des Cóngs. »

« L’autoguérison? »

Sentant qu’il avait piqué la curiosité de la fillette, le Chamàn tendit vers elle l’écuelle remplie de fèves et de viande séchée. Pendant qu’elle dévorait enfin sa pitance, il la regarda, elle et Lung, l’air songeur.

« Je n’aurais pas la prétention de savoir quelles étaient les intentions ou les voeux de l’Azur. Mais une chose est sûre, toi et Lung êtes liés. Vous avez définitivement besoin l’un de l’autre. »

« Je sais. »répondit-elle.

Tout en mangeant, Naïta se décida lentement à se livrer au maître des prières. Ce qu’elle avait vu et senti lorsque Lung était sorti de son oeuf et qu’elle l’avait touché.

« Ainsi c’est bien cela », dit-il. « Tu n’as pas pu mêler ton sang à celui de l’Azur comme je t’ai conseillé de le faire à la pointe du Destin. Ce que les pierres divinatoires m’avaient dis, je n’ai pas su l’interpréter précisément. J’y ai vu le grand Arcane et non sa progéniture. C’était à Lung que tu devais te lier. Mais nous ignorions son existence. Aujourd’hui c’est chose faite. L’Azur le voulait ainsi. Sentant sa mort proche après avoir été blessé par ton père, cet accomplissement était encore plus souhaitable. »

« Alors vous pensez vraiment que l’Azur souhaitais que tout cela arrive? »

« Sans doute, sinon dis moi pourquoi se serait-il tant acharné à venir te chercher? »

Naïta haussa les épaules.

« Je ne sais pas… Peut-être simplement pour avoir le médaillon. »

Le Chamàn la scruta un instant.

« Je ne pense pas. Et tu le sais très bien Naïta. Il avait besoin de toi également… Pourquoi précisément ?… Cela reste une énigme, mais je suis persuadé qu’il ne t’a pas choisie uniquement pour prendre soin de Lung. »

La fillette finissait son écuelle en silence, les yeux baissés, muette et renfrognée. Ses pensées se perdaient vers le souvenir de la Source où Lung l’avait emmenée, là-haut dans les sommets.

La porte de glace qui s’était ouverte grâce au médaillon, le pouvoir de cette eau miraculeuse…

Depuis des lunes elle avait connu la solitude. Même avec Lung à ses côtés, elle avait souffert de cet isolement forcé.

Aujourd’hui, ce n’était plus le cas, et malgré tout ce qui était arrivé, elle savait bien, au fond de son cœur, qu’elle avait devant elle le seul être humain en qui elle pouvait avoir confiance.

Elle prit une longue inspiration et dit doucement : 

« Je dois vous montrer quelque chose. Mais ce n’est pas tout près d’ici. Il n’y a que Lung qui puisse nous y conduire par les airs. Et j’ignore si il sera d’accord pour que vous nous accompagniez. »

En disant cela elle leva les yeux sur son frère qui la regardait et qui vint se coucher près du Chamàn en fermant tranquillement ses grands yeux.

Naïta ne put se retenir de sourire.

« Tu sais mon enfant, je ne suis pas certain de pouvoir effectuer un tel voyage, si court soit il. » lui répondit le Chamàn.

« Il le faudra pourtant. »répondit-elle d’un ton soudain autoritaire. « Ce n’est pas quelque chose dont je peux simplement vous parler. Et… » Elle hésita quelques instants, cherchant ses mots.

« J’ai besoin de vos connaissances, de votre avis. Je suis certaine que vous saurez me dire… m’aider… Parce que j’ignore ce que j’ai trouvé. »

Elle avait aiguisé l’intérêt du Chamàn. Il la regardait fixement sans rien dire. Presque comme si il avait deviné une partie de ce qu’elle avait encore à l’esprit, de ce qu’elle avait vu. Il percevait bien son besoin de soutien face à quelque chose qui la dépassait.

Il fini par opiner de la tête en signe d’approbation.

Ils restèrent ainsi, silencieux, leurs cœurs bercés par le doux grondement du sommeil de Lung, étendu près d’eux.

____________

Les jours, les semaines et les lunes passèrent. Plus vite que chacun l’aurait cru ou souhaité. Chaque matin le rituel du levé et l’accueil de l’astre du jour avec les pierres de prière était devenu un automatisme, une nécessité.

Le Chamàn apprenait à Naïta tout ce qu’il savait, toutes les connaissances dont elle aurait besoin pour un après, que tous deux sentaient venir.

La fillette grandissait, son corps changeait, se transformait. Elle devenait plus belle à chaque nouvelle lune.

A force d’entrainements, d’enseignements et de partage de tout ce que le Maître des prières pouvait lui transmettre, elle maîtrisait le combat, la paix intérieure, la concentration, les différents chants et notes vibratoires pour l’ouverture des portes du Ciel.

Elle avait appris très rapidement comment parvenir à se soigner seule avec l’aide des Cóngs. Leur puissance était décuplée lorsqu’elle versait dans le creux des pierres un peu du sang de l’Azur.

Lorsqu’elle avait montré au Chamàn ce précieux cadeau que lui avait fait l’Arcane, il lui avait parlé de toutes ses vertus, jusqu’ici légendaires. Et les anciens écrits disaient vrai. La preuve était faite. 

Toute blessure ou maladie disparaissait instantanément du corps lorsque on se trouvait dans une porte du ciel ouverte par des Cóngs emplis du précieux liquide.

Chaque journée se déroulait autour de ces expériences, de parties de chasse, de confection de nouveaux vêtements, de fabrication d’armes plus efficaces, de lectures des textes sacrés des Anciens, de discussions autour d’un repas le soir près du feu.

Peu à peu, la caverne revêtait une autre forme, se paraît d’une atmosphère plus vivable et chaleureuse. La Vie devenait douce.

Naïta s’était même fabriqué une sorte de tunique avec des écailles de Lung, tombées lors de ses mues. 

Lui aussi grandissait. Il restait difficile de savoir si il atteindrait un jour la taille de l’Azur mais ce n’était pas primordial dans l’esprit de la jeune fille.

Ce qui devenait important pour elle, c’était de conduire le Chamàn dans la grotte mystérieuse. L’eau miraculeuse qu’elle avait rapporté de là-haut était épuisée. Elle en avait bu de temps à autre lorsqu’elle se sentait fatiguée, qu’elle ne mangeait pas encore à sa faim ou lorsqu’elle se sentait simplement fébrile.

Elle sentait en elle le besoin de retourner en chercher. Sans vraiment savoir si c’était une bonne idée.

Puis vint un jour où, sans raison apparente, le Chamàn se tenant sur le bord de la corniche, appuyé sur son bâton, observait les montagnes en silence.

Naïta s’approcha de lui. Elle observa son visage. Impassible, serein et pourtant fermé et grave.

Elle s’apprêtait à lui demander ce qui semblait le préoccuper lorsqu’il lui dit : 

« Je dois partir mon enfant. »

Bouche bée, la jeune fille ne sut quoi répondre. Le maître des prières se tourna vers elle.

« Il est temps pour moi. » ajouta-t-il avec un doux sourire résigné.

Naïta comprenait bien ce que ces simples mots signifiaient. Mais elle n’était pas prête à les entendre. Les larmes montèrent à ses yeux bleus et elle secoua la tête.

« Non… non Maître. Vous ne pouvez pas nous laisser. J’ai besoin de vous. »

« Non Naïta, tu n’as pas besoin de moi. Plus maintenant. »

La jeune fille s’effondra à terre.

« Si. Vous ne pouvez pas partir… Vous allez nous abandonner, comme l’Azur… »

Le vieil homme s’accroupit près d’elle et pris sa joue rose dans le creux de sa main flétrie.

« Mon temps s’achève mon enfant. Je vais prendre le chemin vers les Ases. »

« Non il y’a forcément un moyen de… »

Et brusquement elle leva les yeux vers lui. Pleine d’espoir, touchée par une révélation soudaine.

« Je dois vous emmener… Je dois vous montrer la Source ! »

« La Source ? Quelle Source ? »

Mais elle ne laissa pas le temps au Chamàn d’en demander plus. Elle se précipita vers son frère d’écailles.

« Lung ! Il faut que tu nous emmène. »

____________

Il n’y avait pas de mot pour décrire ce que le vieil homme ressentait en cet instant. Outre l’expérience du vol à dos d’Arcane, la volatilisation d’un mur de glace immense lorsque Naïta y avait insérer son médaillon de Cinabre et à présent, la splendeur irréelle de cette eau limpide et de ces colonnes gigantesques au quatre coins de cette énorme caverne.

Le Chamàn avait devant lui tout ce qu’il avait toujours pensé réel mais sans jamais l’avoir vu ni touché ou senti.

Tout cela n’avait été jusqu’à aujourd’hui que des légendes presque oubliées sur des parchemins vieux de plusieurs siècles.

Il admettait en son fort intérieur ne jamais y avoir totalement cru lui même.

Mais à présent…

A présent il comprenait tant de choses. Tous les messages dans les pierres, la lignée dont descendait Naïta, le don que l’Azur lui avait accordé et le fait que Lung lui fasse découvrir cet endroit.

Tout était aussi clair que cette eau sacrée qui s’écoulait lentement dans la grande vasque rocheuse.

Naïta s’était approché de sa surface sans reflet et avait sorti sa petite gourde de sa besace.

« Maître, cette eau a un pouvoir. Je suis sûre qu’elle peut vous aider. »

Mais le Chamàn déclina d’un geste.

« Oh non mon enfant. Je ne me risquerai pas à en avaler une seule goutte. »

« Mais elle n’est pas dangereuse au contraire. J’en ai bu et elle a fait plus que me guérir. »

« Bien sûr. Je n’en doute pas. Mais nous sommes en présence de la Source Sacrée Naïta. Et c’est un bien précieux dont il ne faut surtout pas abuser. »

« Il ne vous en faudrait qu’une gorgée pour… »

« Pour quoi, Naïta ? »

La jeune fille baissa les bras et sa gourde et le regarda, désemparée.

Le Chamàn sourit doucement.

« Pour devenir immortel ? »

Naïta observa autour d’elle, perdue.

« Je ne sais pas. Est-ce qu’elle a ce pouvoir ? »

Le vieil homme prit une longue inspiration et leva les yeux sur la haute voûte au-dessus d’eux.

« Ha ! C’est incroyable. Il y’a quelques heures encore je n’aurais jamais pensé que cet endroit existait vraiment, ou existait encore. »

« Vous savez où nous sommes ? »

« Oui, je pense pouvoir l’affirmer. Lung t’a conduite jusqu’ici pour te montrer le lieu dont tu es désormais gardienne Naïta. »

« Gardienne ? »

« Oui… Je ne me trompais pas lorsque j’ai su dès ta naissance que tu descendais d’une lignée bien plus ancienne que ne voulaient l’admettre tes parents. Je ne me trompais pas non plus quant à la ressemblance frappante qu’il y’avait entre toi et le peuple des Anciens. Et je ne me suis pas trompé lorsque j’ai su que l’Azur ne t’avais pas tuée mais au contraire gardée en vie. Ce que j’ignorais c’était pour quelle raison exactement. J’ai d’abord pensé que tu devais protéger Lung et rien de plus, mais tout s’explique aujourd’hui. »

« Je ne comprends pas. »

« Et pourtant, regardes autour de toi Naïta. Nous sommes en présence de la Source du Destin. Nous sommes dans le domaine sacré des Ases, au cœur de la montagne des Dieux, dans les dents de l’Azur. Et la seule clé qui ouvre ce lieu secret, c’est ton médaillon. C’est pour cela que l’Arcane est venu te chercher. Pour en faire de toi la gardienne. Et il ne s’agit pas seulement de conserver cet endroit caché. Les quatre colonnes que tu vois ici sont bien des Cóngs géants. Ceux là même qui hantent les récits des Anciens, le jour où les hommes ont tenté d’ouvrir avec ces pierres phénoménales, une porte du Ciel colossale, dans laquelle les forces d’attraction sont devenues si puissantes que la Terre, l’eau et le ciel se sont rencontrés, créant un cataclysme qui marqua tous les peuples de ce monde. A présent, nous savons que c’est ici que les Arcanes les ont cachés. C’est pour cela que je te dis que tu ne détiens pas seulement la clé d’une source d’éternité, mais aussi celle d’une arme redoutable si elle était découverte par de mauvais esprits. »

Naïta semblait tétanisée. Les mots du Chamàn lui étaient tombés sur le corps comme des poids de plus en plus lourds. Elle comprenait soudain tout ce que cela impliquait.

Jamais plus elle n’aurait une vie normale. Jamais elle ne retournerait dans la Cité. Jamais elle ne reverrai les siens. Mais d’ailleurs, qui étaient-ils ? Depuis le soir où l’Arcane l’avait emportée avec lui sur la pointe du Destin, elle avait bien pris conscience que personne au sein de son peuple ne la considérait comme l’une des leurs.

Elle n’avait jamais vraiment songé à cette éventualité mais ce que le Chamàn affirmait lui semblait vrai et implacable.

Et sa vie défilait maintenant sous ses yeux comme une éternelle existence de solitude, d’isolement, une punition, une destinée empoisonnée par un devoir divin et irrévocable. 

Elle n’avait pas souhaité cela, mais elle n’avait pas le choix.

Le Maître des prières le voyait bien sur son visage.

« Naïta… »

La jeune fille se mit à errer lentement autour de la Source. Silencieuse.

« Mon enfant j’ai conscience du fardeau que cela doit représenter pour toi. »

« Mais je n’ai rien d’autre à faire, c’est cela ? »

Le vieil homme baissa les yeux et se dirigea vers la source.

« Tu m’as dis ce que t’avais procuré cette eau miraculeuse quand tu l’as touchée et lorsque tu en as bu. »

« Oui. »

« Si l’on en croit tous les écrits des Anciens, – et je pense qu’à présent tout est possible, puisque cet endroit existe bel et bien -, cette eau possède beaucoup de pouvoir. Mais je te conseille de ne pas en abuser. Associée au sang de l’Arcane elle donnerai ce que ton peuple appelait le « Sorna ». Un élixir puissant de longévité. »

Naïta se retourna vers lui.

« Mais alors pourquoi ne pas l’utiliser pour vous Maître ? Vous pourriez rester, vous pourriez m’aider… »

« Ce n’est pas à moi de m’en servir Naïta. Je pense que cela reste le privilège du gardien de la Source du Destin. Afin de pouvoir la protéger le plus longtemps possible. C’est désormais le devoir que tu dois remplir avec Lung. »

Naïta se blotti contre son frère qui l’avait rejointe.

« Pourquoi ne pas vous servir de ce pouvoir qui nous est offert. Si le destin a bien voulu que je vous montre ce lieu, il y a bien une raison. »Dit-elle.

« Il s’agit de ton héritage Naïta. Celui que l’Azur a voulu que tu conserve précieusement. Quant à moi, je ne ferait rien de cette éternité qui t’est offerte. Pour toi elle a une utilité car tu as une mission dans cette vie. Pour moi, défier la mort serait une erreur. Comme je te l’ai déjà dis, mon temps touche à sa fin. Quitter ce monde n’est qu’une suite pour moi. La mort est simplement un autre chemin. Je peux passer de l’autre côté en toute sérénité. Il n’est pas prudent de vouloir contrer l’immuable. Retenir une âme n’est pas une bonne chose. Elle risquerait de s’étioler, de se déchirer lentement et douloureusement si je tente d’aller à l’encontre de mon destin. »

Naïta serra le museau de Lung contre sa poitrine, grattant doucement sa gorge bleutée.

« Vous êtes en train de me dire mon dessein est une malédiction et rien d’autre. Que se passera-t-il pour mon âme ? »dit-elle sarcastique avant de poursuivre.

« Me voilà forcée à l’éternité. Comme l’Azur, comme Lung. Mais si je suis mortellement blessée comme l’a été notre mère par mon père… ? »

« Si tu ouvre une porte avec les Cóngs emplis du mélange Sorna tu dois pouvoir guérir n’importe quelle blessure, régénérer ton corps, le rajeunir ou le maintenir dans son état de jeunesse actuelle. »

« Oui. Et cette immortalité a un prix. La solitude, la mort des êtres chers que l’on ne peux sauver… » dit-elle en regardant le Chamàn.

Le Vieil homme se détourna d’elle.

« Tu n’es pas seule Naïta. Tu as Lung avec toi. Et avant ma venue tu t’étais plus qu’habituée à cette solitude. Je ne peux pas rester plus longtemps. En effet, ce pouvoir que ton rôle t’inflige se paye. Ce que l’on vole à la Nature, tôt ou tard il faudra le lui rendre. Je n’ai pas de réponse sur ce que l’avenir te réserve. Je sais seulement que tu es assez forte pour endosser ce devoir pour lequel l’Azur t’as choisi. »

« Même si ce n’est pas mon choix. Sans mort il n’y a pas de vie. Vous l’avez toujours dis. Et me voilà obligée de rompre ce cycle sacré parce que ma tâche m’y autorise. »

Sur ces derniers mots de la jeune fille, ils restèrent tous les trois dans la caverne, écoutant l’écoulement cristallin de la Source du Destin.

Plusieurs heures plus tard, après de longs silences où les esprits s’entendaient malgré tout, le Chamàn pris le chemin des hauteurs, la neige s’était mise à tomber sur les sommets, Naïta scella de nouveau la porte de glace après avoir emporté une gourde bien remplie de l’eau de la Source du Destin. 

Ils se quittèrent sans un mot alors que le vieil homme disparaissait dans un nuage blanc et tournoyant, Naïta grimpait sur le dos de Lung en entonnant une note douce. Tandis que des larmes chaudes coulaient le long de ses joues, son frère déploya ses ailes et plongea dans les nuages chargés de flocons.

 

 

La caverne de la Source du Destin… 

 

 

 

L’Héritage de l’Azur : Chapitre 22

 

Les années sur les dents de l’Azur défilaient au fil de lunes grandioses éclairant les sommets de leur lumière laiteuse, de levés de soleil dorés ou glacés selon les saisons. Dans la grotte de Naïta et Lung il faisait toujours tiède. Même au cœur de l’hiver si froid, le nid de pierres chaudes maintenait l’atmosphère autour d’une douce température. 

A force de solitude et surtout d’ennui, la jeune fille était partie en exploration dans les montagnes. Chevauchant son frère, chaque jour était devenu une expédition, une reconnaissance. Et le temps lui avait permis d’apprendre de quoi était fais le monde qui l’entourait. Elle avait poussé ses recherches jusqu’au confins de pays inconnus, gardant ses distances avec les autres êtres humains, les peuplades et autres villages ou citées qu’elle avait aperçus depuis le ciel.

De ses voyages elle avait ramené parfois certains objets, des armes, des livres ou même de petits meubles dénichés dans des habitations à l’abandon.

Sa caverne était devenue une vraie maison.

Elle ouvrait fréquemment des portes à l’aide des Cóngs emplis d’un léger mélange de Sorna pour se maintenir à l’âge où elle se sentait bien, autour de ses quinze années alors qu’elle en avait atteint une vingtaine. Mais elle ne comptait plus depuis bien longtemps.

Un jour, au cours d’une chasse au Bharal, elle était descendu vers les forêts de grands pins. Repérant un sentier, elle s’était laissé guider vers une pente douce que les animaux n’étaient pas les seuls à emprunter apparemment. Mue par l’envie de revoir ou ressentir des choses qui lui revenait d’une enfance lointaine elle suivi la piste quelques instants lorsqu’elle entendit des bruits de pas.

Elle banda son arc et attendit que sa cible se présente devant elle. Un moment plus tard, un jeune homme apparu au détour du chemin.

Il était vêtu modestement d’une sorte de pèlerine de moine, un sac de toile sur l’épaule et un simple bâton à la main.

En voyant Naïta il se figea et leva ses mains, tremblant et déjà rendu au sort funeste qu’elle pouvait lui réserver.

« Je vous en prie. Ne tirez pas, je ne possède rien. Je ne suis qu’un simple voyageur et pèlerin. »

Naïta le garda en joue.

« Et que fais tu sur ce chemin ? D’où viens tu ? »

« De la Cité des nuages. »

La jeune fille fronça les sourcils sans baisser la pointe de sa flèche.

« Ah vraiment ? Alors dis moi comment se porte la cité ? Depuis que je suis partie, des choses ont du changer ! »

Le jeune moine baissa les bras en scrutant le visage de Naïta.

« Partie ?… Mais qui êtes vous ? »

« Le nom de Naïta ne te dit rien ? »

Il recula de quelques pas, prenant son bâton comme pour se défendre, le visage devenu livide comme si il venait d’être traversé par les limbes d’une âme errante.

« Tu n’es pas Naïta ! »

« Bien sûr que si, c’est mon nom… NAÏTA, fille de Toräl, chef des Changü, à mon grand regret. »

« C’est impossible ! Naïta n’a pas survécu à son sacrifice et même si c’était le cas elle aurait mon âge aujourd’hui. Tu n’es qu’un mauvais esprit qui se joue de moi en prenant son apparence d’enfant ! »

Naïta eu un rire étonné.

« Ton âge ?! Mais qui es-tu pour croire une chose pareille ? »

Elle se rapprocha de lui et examina ses yeux alors qu’il reculait l’air effrayé. Quel poltron ! Poltron ?! Mais ce pouvait-il que…

« Yâo ? »

Le jeune homme prit ses jambes à son cou mais Naïta cria.

« Ey ! Attends… reviens ici ! »

Elle jeta quatre pierres sur lui qui formèrent un carré au sol dans lequel Yâo se retrouva instantanément paralysé, tandis qu’une note grave résonnait, créant autour de lui une porte du Ciel, minuscule, mais suffisante pour clouer le jeune homme sur place. Yâo gesticulait comme un lapin prit au collet.

« Relâche moi sorcière ! »

Naïta sourit en s’approchant de lui. Ce rictus moqueur était pourtant familier au jeune homme.

« Qui es-tu ? » lâcha-t-il exaspéré.

« Je te l’ai dis imbécile ! Vas-tu me croire à la fin ?! »

« Je ne te crois pas…Démon ! »

Naïta haussa les sourcils dans un long sifflement. Appuyant les poings sur ses hanches elle hocha la tête, le considérant d’un air amusé.

« Eh bien ! De mieux en mieux ! »

Yâo la regarda soudain étonné.

« Ey ! Mais…comment fais-tu ? Tu parles alors que… qui fait vibrer les pierres ? »

La jeune fille éclata d’un rire cristallin qui résonna en écho sur les sommets alentour.

Puis elle prit un air grave et rapprocha son visage de celui de Yâo presque à le toucher.

« JE suis Naïta. C’est moi qui autrefois ai fais venir l’Arcane sur la Cité. C’est ce jour là que tu as été blessé et je m’en excuse une nouvelle fois. Tu as aussi été le seul à me défendre et à t’opposer à mon sacrifice et, pour cela, je te laisse la vie sauve ! »

Yâo n’en croyait pas ses oreilles ni ses yeux. Naïta et lui avaient grandit ensemble et étaient nés sous la même Lune. Pourtant elle paraissait avoir à peine quatorze printemps alors qu’il venait d’entrer dans sa vingt-cinquième année. Elle avait toujours l’allure d’une enfant et s’exprimait comme une adulte avec des attitudes puériles.

Le regard de la jeune fille se fit plus profond, soudain plus inquiet.

« Dis moi… comment va ma mère, Daïa ? »

Yâo déglutit et baissa les yeux. Si c’était bien Naïta qu’il avait face à lui, la réponse n’était pas évidente.

« Eh bien ? Tu as avalé ta langue, trouillard ?! »

Piqué au vif, le jeune homme se mit à crier en se débattant comme un pantin désarticulé, suspendu à quelques pouces au-dessus du sol. C’en était trop. Se faire insulter de la sorte par une vulgaire fillette !

« Ah ! ça suffit !! Qui est le plus trouillard de nous deux ?… Pour m’avoir ficelé dans ta porte ridicule, c’est vrai qu’il faut un sacré cran ! »

Naïta fulmina, telle une gamine vexée. Elle dodelina de la tête vers lui en le narguant.

« Ah oui ?! Et comment faire autrement pour retenir un lâche qui s’enfuit, hein ? Comment savoir ce qu’il cache ? »

Yâo serra les dents, tentant désespérément d’échapper à l’étreinte de la porte. Mais la vibration restait puissante dans cet espace, aussi petit soit-il. Ce qui résonnait autour d’eux n’était pas humain. Comment faisait-elle ?

« Je ne cache rien », cracha-t-il.

« Alors réponds moi !… Comment va ma… »

« … Elle est morte ! »

Le cri de Naïta avait été fauché par celui de Yâo. Il avait lâché sa réponse en hurlant comme pour se délivrer d’un poids si lourd que son visage en était écarlate et il semblait à bout de souffle. Naïta avait reculé, son sourire narquois aussitôt effacé de ses lèvres figées, ouvertes sur des mots qui ne venaient pas.

« Daïa est morte… » Soupira Yâo dans un murmure presque inaudible, évitant le regard devenu noir de Naïta.

« C’est mon père. » affirma-t-elle, comme une évidence. Mais Yâo secoua la tête, comme épuisé, pour la détromper.

« Non… le chagrin, la tristesse de t’avoir perdue l’ont rongée. Elle s’est enfermée dans le temple, le goût de la vie l’a quitté et le temps a fait le reste.»

Les yeux de Yâo semblaient embués comme s’il parlait de sa propre mère. Sans attendre que Naïta réagisse il poursuivit.

« Ton père a pris une autre femme depuis… elle lui a donné un fils… »

Naïta réprima un frisson.

« … Il s’appelle… »

« Ça suffit ! »

Impérieuse, la jeune fille avait levé la main. La note vibratoire s’arrêta du même coup et Yâo s’étala à ses pieds. Le visage de Naïta était défiguré par la colère. Ses yeux étaient grands ouverts et ses cheveux dressés sur sa tête comme une furie prête à fondre sur sa proie. Pourtant elle reculait, la main toujours tendue devant elle comme pour se protéger du jeune homme. Puis les quatre pierres quittèrent le sol et Naïta les cueilli au creux de sa paume sous le regard abasourdi de Yâo.

« Tais toi !… et vas-t-en ! » lâchât-elle, écœurée. Elle se détourna de lui et entama la remontée vers les sommets. Yâo se précipita à sa suite.

« Attends ! »

Mais Naïta se retourna et le repoussa violemment, l’envoyant rouler six pieds plus bas. Indigné, le jeune homme se releva aussitôt, époussetant sa tunique.

« Je dois me rendre au pic d’Asgard, sur les dents de l’Azur, cela fait partie de mon cheminement spirituel. »

Naïta eu un haussement d’épaule et sourit, l’air désabusé.

« Tu n’iras nul part. Tu n’iras pas plus loin que ces pierres ! » Annonçât-elle en traçant une marque au sol du bout de sa chausse.

« Le reste est mon domaine et je t’interdis d’y mettre les pieds ou je te tuerai. »

Yâo réprima un rire moqueur mais se repris aussitôt.

« Dans ce cas, viens avec moi. Rentre à la Cité… reviens parmi nous. »

Mais il avait parlé sans réfléchir, cherchant simplement à ramener avec lui la raison qui l’obligeait à rebrousser chemin. Naïta plissa ses yeux perçants et le fixa avec une moue de dégoût.

« Parmi vous ?! » Elle cracha à terre, presque sur lui.

« Parmi vous ?!! » répétât-elle folle de rage. « Vous qui m’avez trahie, qui m’avez rejetée et donnée en pâture à l’Azur pour avoir la paix ! »

Yâo voulu se défendre mais elle ne lui laissa pas l’occasion de parler, le piétinant de ses mots, lourds de menaces.

« Cette paix ne durera pas. Tu m’entends ?… dis leur qu’ils n’en ont plus pour longtemps crois moi !… je n’ai rien à faire dans cette cité maudite, je ne suis pas des vôtres et ne l’ai jamais été. Je suis de la race sacré des Anciens et je vaux mieux que vous tous ! Pourquoi voudrais-je d’un peuple damné ? Vas-t-en !…. toi et tes idées insensées ! »

Même si Yâo pouvait imaginer les raisons de Naïta, il ne pouvait comprendre tout ce que le venin de ses paroles exprimait. Il tenta malgré tout dans un dernier élan de s’agripper à la veste de la jeune fille.

« Oh ! Naïta, je t’en prie, au nom du Ciel ne… »

Mais ces derniers mots se perdirent, couverts par un grognement redoutable et il suspendit son geste. Yâo blêmit en voyant se dresser devant lui un Arcane, la gueule fumante et la langue fendue s’extrayant de ses crocs acérés, humant l’air et sa victime potentielle. Le jeune homme recula, terrifié. La Bête se tenait depuis le début derrière un énorme rocher qui surplombait le chemin rocailleux, avant lequel Naïta l’avait arrêté. Tout se bousculait à présent dans l’esprit du jeune homme. La jeune fille ne bougeait pas, confiante, caressant même le cou du monstre. Ainsi l’Arcane était son acolyte ? Comment était-ce possible ?

« Pourquoi appelles-tu le Ciel » demanda-t-elle ironique. « Il est devant toi!… tu dois excuser Lung, il ne fais que me protéger, d’ailleurs s’il ne t’a pas encore tué c’est uniquement parce que je ne lui en ai pas donné la permission. »

Puis elle se mit à lui gratter le museau.

« Tu as entendu mon grand ? Nous voilà orphelins tous les deux à présent.»

Elle caressa la longue moustache argentée qui flottait dans l’air, légère, comme soulevée par un vent invisible. Le regard reptilien de l’Arcane fixait dangereusement Yâo, lui laissant la très nette impression qu’il n’attendait qu’un ordre pour le dévorer.

« Nous avons tous deux perdu notre mère. » poursuivit la jeune fille sans plus prêter attention à Yâo toujours sur le qui-vive et fasciné par Lung.

« Mais c’est aussi une bonne chose ! » reprit Naïta, « Voilà ma mère libérée de ses souffrances et cela me donne une raison de plus pour tuer Toräl et sa descendance. »

Le jeune homme eu un hoquet de surprise et ne put se retenir en entendant les intentions meurtrières de la jeune fille.

« Mais… il s’agit de ton frère ! »

Naïta suspendit son geste et l’Arcane se remit à grogner de façon inquiétante. La jeune fille bondit sur Yâo comme un félin, brandissant la lame de sa dague effilée sur le cou du jeune homme tandis que Lung rugissait derrière elle. Un instant, Yâo eu une étrange vision. Les yeux fous de Naïta, cernés de volutes blanches et la tête couronnée des cornes de l’Arcane. Il était tombé à la renverse, à la merci de l’arme d’une enfant qui avait autrefois partagé son existence et ses jeux. Le regard agressif de Naïta n’avait plus rien de vivant ni de reconnaissable. Elle hocha la tête en direction de Lung qui se tenait prêt, à deux pas derrière elle.

« Le voilà mon frère ! C’est lui. Le seul et l’unique. De qui me parles-tu ? D’un enfant que je ne connais pas, dont je n’ai que faire et que je tuerai probablement un jour !… Alors, rentre leur dire. Vas donc les prévenir, tous, qu’ils ne se réjouissent pas trop. Que leur Ciel ne sera plus jamais sûr, que leur existence ne sera plus jamais tranquille, qu’ils ne connaîtront plus jamais le repos. Le domaine des cieux jusqu’ici m’appartient et que personne ne s’avise de le fouler ou cela entraînera mort et vengeance sur la Cité. C’est clair ? »

Yâo sentait la lame entailler sa chair et un filet de sang tiède couler le long de sa gorge. Incapable de parler, il acquiesça d’un signe de tête. Naïta le repoussa contre terre avant de reculer contre Lung en rengainant sa dague.

« À présent vas-t-en, poltron ! »

Yâo accusa une fois de plus, sans protester, l’insulte qu’il avait mainte fois entendue. Il serra les dents en se relevant et repris sa besace sur l’épaule. Sans même un dernier regard, il entama la pénible descente qu’il avait eu tant de mal à gravir. Un sentiment de frustration immense s’empara de lui. Tout ça pour en arriver là ! Que pourrait-il bien raconter à son retour dans la cité ? La vérité ? Le croirait-on seulement ? Et Toräl ? S’il venait à savoir que l’Arcane hantait de nouveau la montagne, il repartirait en guerre et le Ciel seul savait ce qu’il adviendrait de Naïta. C’était impossible ! Même si elle l’avait amplement humilié, il ne se sentait pas le courage de la dénoncer. A moins que ce ne soit une fois de plus de la lâcheté. Peu lui importait, et après tout tant pis ! Il passerait encore pour ce qu’il était. Un pleutre !

Il avait à peine fait quelques pas qu’il entendit rugir derrière lui et Naïta crier à tue tête.

« Plus vite… plus vite !! »

Elle lançât au ciel son rire d’enfant diabolique.

« Dis leur qu’ils prieront pour leur vie, ils auront sans cesse peur, ils craindront la sorcière des nuages, parce qu’ils ont osé la chasser un jour, simplement parce qu’elle était différente ! »

Yâo accéléra le pas malgré lui, manquant de trébucher à plusieurs reprises et de tomber dans le vide le long de la paroi rocheuse. Il se serrait volontiers couvert les oreilles pour ne plus entendre ces paroles s’il n’avait pas eu besoin de garder l’équilibre à chaque seconde. Au bout d’un moment, il ralentit la cadence puis s’arrêta, guettant ce qu’il perçut comme un bruit de battement. L’Arcane avait pris sont envol. Il était parti. Mais Naïta ! Où était-elle ? Le jeune homme pris conscience qu’il devait faire vite s’il voulait trouver un abri sûr pour la nuit. Le retour à la cité lui prendrait encore quatre longs jours de marche. Il devait rejoindre la petite caverne où il avait passé la nuit précédente et celle-ci n’était pas tout près. Avec un soupir, il repris sa descente sur le chemin de pierres glissantes qui roulaient et se dérobaient sous ses pieds. Soudain une pensée l’arrêta. Il réfléchis un instant et se tourna vers le sommet. Il ne pouvait être question de remonter bien sûr. Pourtant… Il fouilla sa besace et en sorti une cisaille de métal et entreprit de creuser la roche avec son instrument en le frappant d’une pierre. Après plus d’une heure d’effort, d’acharnement et de sueur, Yâo, essoufflé et à bout de forces, contempla son œuvre. Une petite cavité pas plus grosse que le poing mais suffisante pour ce qu’il souhaitait en faire. Il rangea son outil et détacha ce qu’il avait autour du cou pour le déposer dans le trou qu’il avait creusé. Pendant un moment il resta là, hagard, prostré, comme recueilli pour une ultime prière, à regarder le dernier présent qu’il laissait à son amie. Alors, seulement après quelques minutes qui lui parurent une éternité, il se releva et repris le chemin de la cité, quittant ce lieu où il se promit de ne jamais revenir. Le vent s’était levé et d’inquiétants nuages noirs s’amoncelaient vers lui. La pluie ne tarderait pas et avec elle un brin de mélancolie qui apaiserait peut-être les émotions du jour. Mais rien ne serait plus pareil à présent. C’était bien Naïta qui régnait sur la montagne, mais l’âme de son amie d’enfance était partie, avec l’emprise que le temps n’avait plus sur elle. La haine l’avait broyée et chassée de son innocent visage d’éternelle petite fille. Yâo espérait seulement que son offrande lui rappellerait quelques lointains souvenirs. Dans le creux de la roche trônait un petit cordon de cuir auquel pendait une longue dent d’ivoire, un peu jaunit par le temps et souillée de sang séché.

___________

C’était à peine l’aurore à l’entrée de la caverne et même couverte de lainages épais, Naïta réprima un frisson en sortant de son cocon minéral. Mais le froid était vivifiant et la réveilla comme gifle au visage. Tout était si calme, le ciel si limpide et l’air si pur. Les dernières étoiles scintillaient à l’ouest luttant pour exister encore un peu dans le bleu profond de cette fin de nuit. La fillette s’étira longuement et bâilla en à s’en arracher la mâchoire. L’air glacial et le parfum de la neige entrèrent dans ses poumons et elle fit un rapide tour d’horizon sur ce décor teinté de bleu, éternellement silencieux et à peine éveillé. Puis la tête de Lung bouscula doucement son épaule. La fillette se tourna vers lui et tendit sa main pour caresser le museau anguleux du jeune Arcane.

Lung lécha doucement de sa langue fendue la large cicatrice qui traversait la paume de l’enfant comme un éclair blanc du pouce au poignet. Naïta prit la grosse tête de son compagnon dans ses bras, serrant sa poitrine et sa joue contre le front écailleux. Puis s’écartant de lui elle admira encore une fois les grands yeux jaunes fendus de noirs qui la regardaient avec calme. Naïta sentit la fierté gonfler sa poitrine. Qu’il était beau et puissant ce frère du ciel, cet ami que l’Azur lui avait donné. Ils étaient destinés l’un à l’autre et se devaient désormais de veiller l’un sur l’autre. Et puis ils étaient seuls. Seuls contre tous mais ce n’était pas grave car à cet instant la fillette s’imaginait invincible, se sentant pousser les ailes que son frère déployait pour deux. Frottant sa paume contre les écailles rugueuses elle se retourna vers la mer de nuages qui recouvrait les plus hauts sommets partout à la ronde. Le Soleil se levait changeant le bleu en rose orangé sur la surface poudrée.

« C’est l’heure mon grand. Tu es prêt ? »

Lung répondit par un doux grognement.

Naïta s’avançât le long de son cou pour venir coller son cœur contre celui de son frère, étreignant le poitrail de l’Arcane. Leurs organes de vie battaient à l’unisson. Sous son encolure, la couche d’écailles était plus mince et il en émanait une douce chaleur, bienfaisante et rassurante. Ici, Naïta ne risquait rien. Ici, elle ressentait pleinement cet amour qu’elle éprouvait pour son compagnon et celui que ce dernier lui rendait. Ce cœur qu’elle écoutait résonner au creux des entrailles de l’Arcane était devenu sa propre vie. S’il cessait de battre, le sien ferait de même. La fillette se sentit subitement si fragile qu’elle rouvrit les yeux pour échapper à cette angoisse soudaine. Lung tourna vers elle un œil bienveillant comme pour la rassurer. Naïta sourit. Oui, bien sûr ils ne risquaient rien tant qu’ils étaient ensemble. Ils ne devaient pas se quitter, ils ne se quitteraient jamais. Rien ne pourrait les séparer et il ne pouvait y avoir de fin à leur histoire. Les inséparables régnaient sur la montagne à présent et pour toujours. Ces pensées résonnaient comme des promesses de bonheur infini à l’esprit de la fillette et elle prit une profonde inspiration de cet air glacé des hauts pics avant de grimper sur le dos de Lung.

C’est là qu’était sa place, les pieds glissés dans le repli des ailes, les doigts entrelacés à la crinière d’argent, tout son corps lié à celui de son frère de sang. Les deux orphelins du sommet du Monde, gardiens à jamais de la Source du Destin, héritage sacré de l’Azur.

Une caresse de Naïta donna l’impulsion à Lung pour s’avancer au bord du monstrueux précipice. Un gouffre sans fin empli de brouillard épais comme une purée grise et froide. L’appel de l’abîme était fort pour le frère comme pour la sœur. C’était l’envol, l’invitation du Ciel, le rituel qui rythmait leur vie. C’était aussi la chasse, la survie, le recommencement, les cycles de l’existence. L’éternité était à ce prix et l’espoir de vengeance s’y agrippait à coups d’ongles et de griffes.

Ils régnaient, avec les oiseaux et les nuages sur l’immensité du domaine céleste. C’était le départ, le basculement, l’instant où tout aurait pu finir, pourvu qu’ils soient accrochés l’un à l’autre. Tomber, mourir, disparaître en embrassant l’infini. Faire pour toujours partie du firmament. Au moment de sombrer, Naïta ferma les yeux et ouvrit ses bras offrant son visage apaisé aux premiers rayons du Soleil qui réchauffèrent un instant ses joues glacées.

Alors le corps de Lung plongea à pic. Repliant ses ailes contre ses flancs, frôlant d’un cil la paroi rocheuse aussi vite qu’un vent de tempête, ouvrant grand la gueule pour mieux se griser de ce saut dans le vide incertain et se défier de la mort. L’esprit de Naïta, en parfaite harmonie avec son Arcane, enivrée elle aussi par cette sensation puissante de la chute, le cœur au bord des lèvres, laissa échapper un cri de guerre repris de plus belle par Lung hurlant à la ronde. L’écho de leur rugissement résonna sur les sommets et les Inséparables disparurent dans l’océan de brume laissant à peine quelques volutes blanches virevolter sur leur passage.

 

FIN

 

Plongeon dans la Brume…